lundi 25 avril 2011

Connaissez-vous (vraiment) Jean-Michel Othoniel?

1.

Il suffit de s’être promené du côté du musée du Louvre et des jardins du Palais Royal pour se souvenir de la place Colette, sur laquelle donne la Comédie Française. Au centre de cette place se dresse le Kiosque des Noctambules de Jean-Michel Othoniel, sans conteste la plus féerique des bouches de métro parisiennes. Commande la RATP en 1997, le Kiosque se compose de deux coupoles en perles de verre de Murano, l’une dans les tons chauds, l’autre à dominante bleutée, qui s’élèvent aériennes au-dessus de la résille alvéolée de la rambarde en aluminium. Cette châsse monumentale, insolite dans une ville en blanc et gris zinc, semble faite pour garder l’entrée d’un pays de contes de fées plutôt que l’accès aux quais du métro.

Mais ces perles de verre que les amoureux de la nuit admirent aux heures où le kiosque redevient solitaire, bien que translucides et multicolores, sont accidentées, blessées. Minéral et incorruptible, le verre devient vivant et presque organique dans les œuvres d’Othoniel. A l’opposé de la pratique classique qui vise à rendre invisible le travail du souffleur sur le verre, Jean-Michel Othoniel a voulu insister sur ces traces : « J’ai donc choisi de travailler sur cet accident, d’obliger les verriers à blesser le verre avant de le travailler, ce qui aboutissait à des formes irrégulières, marquées, portant des cicatrices. C’est dans ces cicatrices que je voyais une vraie beauté. J’ai donc posé une règle du jeu dans mon travail avec le verre : montrer la violence qui est à l’œuvre dans le matériau. »*
2.

Ces imperfections, ces bulles d’air qui traversent les perles de verre comme une inquiétude ou un non-dit, quelle est leur histoire ? Jean-Michel Othoniel a beau être né en 1964, il a déjà parcouru un long bout de chemin depuis ses premières œuvres en 1986. C’est ce cheminement que le Centre Pompidou se propose de retracer, via une exposition que l’artiste a souhaité intituler My Way, comme un état des lieux de ses recherches menées selon une trajectoire personnelle et indépendante à travers les courants de ces vingt-cinq dernières années. L’occasion est venue de voir si nous connaissons vraiment Jean-Michel Othoniel.

3.
Ses premiers travaux sont marqués par un intérêt pour l’aspect immatériel de la photographie, les formes inabouties, fantomatiques qu’elle laisse apparaître. Dans Héliographie bleue (1986), Othoniel solarise une grande feuille de papier de soie recouverte de ferroprussiate qui laisse alors apparaître des halos ectoplasmiques. Les cartes à jouer en verre photosensible de El burlador (1990) brouillées et floues, semblent dénoncer la mystification du tricheur. A chacune d’entre elles sont suspendus de fausses pipes, de longues plumes de couleurs vives, un petit miroir et même un nez rouge. Si les pipes renvoient aux célèbres scènes de tabagies, très fréquentes dans la peinture du XVIIe siècle où elles accompagnent des joueurs de cartes, les autres éléments peuvent être identifiés comme les artifices qui aident le tricheur – burlador en espagnol – à tromper ses victimes, grâce à sa belle mise. Notons que le verre est déjà présent en tant que matériau, bien qu’il ne soit encore que support.

Après ses Insuccès photographiques, Jean-Michel Othoniel passe du fantomatique au corporel, ce qui le conduit à pratiquer la sculpture. Il règle définitivement ses comptes avec l’héritage des grands maîtres de la peinture avec ses Femmes intestines (1995), peintures au phosphore qui font disparaître des grands nus de l’histoire de l’art comme La Grande Baigneuse et La Grande Odalisque d’Ingres, Io de Corrège ou la Danaé de Titien et la Suzanne au bain de Tintoret sous une couche noirâtre qui les métamorphose en tortueux estomacs, creux qui se remplissent et se vident sans cesse. Leur font face des Histoires de peinture péninsulaire (1991), chemises rigidifiées à l’aide de soufre et cachant dans leurs plis une longue courge. Le glissement de l’alimentaire au sexuel est rapide. Il est même encouragé par des œuvres comme L’Ame moulée au cul (1989), moulage en soufre de la protubérance occupant le fond d’une bouteille, mais qui renvoie par son homonymie à l’âme humaine, à notre psyché, tandis que son renflement évoque une dimension bien moins éthérée de la vie humaine. La de révélation est également présente dans La Mala Suerte, de petites masses de soufre fondu présentées à Hong-Kong en 1991 et dont la face cachée recèle un orifice occupé par un doigt ou un œil rendu visible au moyen d’un jeu de miroirs qui rappelle la camera obscura.
Un corps humain érotisé, résumé à ses creux et à ses protubérances, voilà ce dont rend compte Rings and Tits (1995), où des anneaux en plomb s’agglutinent ou se superposent à des disques de cire évoquant des mamelons et des tétons. On retrouve en germe la matrice de la résille alvéolée de notre Kiosque des Noctambules, avant qu’elle perde une partie de son caractère charnel.

4.
La rencontre d’Othoniel avec le verre a lieu peu avant 1992, lors d’un séjour aux îles Eoliennes, par l’intermédiaire de l’obsidienne, verre noir d’origine volcanique. Dans son Contrepet d’obsidienne, âme et corps sont de nouveau convoqués. Le trou central, tout à la fois cratère évoquant Stromboli, bouche, œil et anus, n’empêche pas le visage du regardant de se refléter comme dans un miroir, rappelant les mythes qui racontaient que l’obsidienne reflétait l’âme. D’organique, le verre devient organe en 1997, date à laquelle Othoniel commence à travailler avec les verriers de Murano. Ces formes chatoyantes, étranges, phalliques sont nées de l’envie de Jean-Michel Othoniel de « stimul[er] des sens autres que la vue […] l’envie de lécher, par exemple. » Si le caractère équivoque des pièces s’atténue par la suite, la dialectique accident – cicatrice – beauté s’installe au cœur de chaque perle de verre. Elle est parfois présente à l’échelle de l’œuvre elle-même, comme dans Le Bateau de larmes (2004), où un dais de verre multicolore vient coiffer une modeste barque de bois de boat people, la beauté naissant du contraste des matériaux qui magnifie la tristesse de la réalité qu’elle évoque de manière allusive.


5.
Après avoir, à l’instar d’un sorcier ou d’un magicien, donné une vie organique au verre qui n’était que du sable inanimé, Jean-Michel Othoniel plonge depuis quelques années dans un univers scientifique et mathématique avec par exemple son Grand Nœud autoporté (2011), gigantesque collier qui se hisse et ondule comme un serpent sans avoir besoin d’un support pour le maintenir. Ces gigantesques colliers de perles qui tournent et retournent sur eux-mêmes ne sont pas sans évoquer une longue chaîne d’atomes ou la double hélice d’une molécule d’ADN, quand ils ne se veulent pas la mise en espace de modélisations mathématiques comme le nœud borroméen – Le grand double nœud de Lacan (2011) utilisé par le psychanalyste pour représenter la structure du sujet.

Au vu de la richesse du chemin parcouru, on ne peut qu’avoir hâte de connaître les nouvelles étapes du voyage…

Exposition jusqu’au 23 mai 2011.

A visiter également, le site la galerie Perrotin qui contient une foule d’informations sur Jean-Michel Othoniel.

*C.f. catalogue de l’exposition, Jean-Michel Othoniel, Catherine Grenier (dir.), éditions du Centre Pompidou, p. 148.

1. Le Kiosque des Noctambules
2. Le Kiosque des Noctambules, détail de la résille.
3. El burlador
4. Le Bateau de larmes
5. Le grand noeud de Lacan

mardi 12 avril 2011

Bande dessinée en cours...

Voici en avant avant-première une des (nombreuses) cases dessinées par Lorenzo sur un de mes scénarios, pour une histoire qui paraîtra cet hiver.

Mais de quoi s'agit-il ??! Suspense, suspense...


Allez, plus que 999 pages pleines de documentation impossible et de végétation inextricable...Qui a dit que c'était des vacances de dessiner des "petits miquets" ??!

Copyright Lorenzo 2011

lundi 11 avril 2011

Edouard Manet, l’éternel moderne

1.

Toute expo Manet est une fête pour les yeux et l’esprit. Celle qui se tient jusqu’au 3 juillet au Musée d’Orsay fait entrer en résonance les toiles françaises et américaines (entre autres), offrant une vision très complète de son œuvre. Elle nous permet surtout de mieux appréhender ce qui fait la modernité de Manet. Plus qu’un précurseur de la peinture pure – rendons à Monet ce qui lui appartient – Manet apparaît plus que jamais comme un peintre du sujet, auquel il ne renonce jamais.


Certes, l’impression de non fini qui se dégage de ses toiles, leur donnant des allures d’esquisses désinvoltes et énergiques, a scandalisé de nombreux contemporains, amateurs d’un académisme léché. Mais au-delà de la forme, c’est le choix des sujets qui provoque l’ire des critiques : actrices, chanteuse de rue, gitans, modèle à la nudité disgracieuse et impudente…Les histoires que raconte Manet sont trop éloignées des dignes sujets tirés de la mythologie ou de l’histoire ancienne pour gagner le droit d’appartenir à la grande peinture d’Histoire. La désapprobation fut d’autant plus grande que derrière la « chair faisandée » de la demi-mondaine Olympia les visiteurs du salon percevaient l’ombre tutélaire des chefs d’œuvre du passé, de La Vénus endormie de Giorgione à La Maja desnuda de Goya en passant par La Vénus d’Urbin de Titien. Manet sacrilège, profanateur des trésors de l’art classique ? Comme le furent en leur temps et à leur manière Caravage ou Rembrandt. Manet affirmant la dignité de l’histoire contemporaine n’est pas si éloigné d’un Caravage insistant sur les pieds noirs d’un pèlerin ou la déchéance physique d’un évangéliste, ou d’un Rembrandt prenant pour sujet un Bœuf écorché. Scrutant ses contemporains pour capter leur grandeur et leur beauté, Manet est moderne au sens où l’entendant Baudelaire.

2.

La confrontation des œuvres de jeunesse de Manet à celles de son maître, Thomas Couture, lui aussi admirateur des maîtres anciens, permet de préciser la spécificité du génie de Manet : alors que les toiles de Couture demeurent des tableaux « à la manière de », celles de Manet conservent un irréductible caractère original, comme en témoigne le double portrait de ses parents (1860). On sent dans la figure de Manet père la rudesse du vieillard, saisie à la perfection par Tintoret dans son incroyable autoportrait du Louvre, que Manet avait copié. Pour autant le portrait de Manet conserve toute sa force, peut-être parce que d’autres sources d’inspiration s’y mêlent, notamment espagnoles, équilibrant le jeu des influences.


3.

De même dans son Balcon (1869), le tableau de Goya Les Jeunes ne résonne que comme un écho. Manet y peint une anti conversation piece, où les protagonistes, Berthe Morisot, Fanny Claus et Antonin Guillemet sont murés dans le silence et étrangers les uns aux autres. Ce portrait de groupe est aussi l’aveu d’un échec, d’une frustration, celle de n’être pas parvenu à déchiffrer le visage de sphinx de Berthe Morisot, comme en témoigne un autre portrait peint quelques années plus tard, dit à l’éventail : la jeune peintre y apparaît le visage volontairement dissimulé derrière ledit objet, s’offrant et se dérobant tout à la fois au regard du portraitiste.


4.
Les talents de portraitiste de Manet sont visibles dès ses débuts. Son Enfant à l’épée (1861) est un magnifique portrait de l’enfance. L’œil fier et déterminé, le petit Léon Leenhoff tient maladroitement une épée trop lourde pour lui, comme s’il s’agissait d’un paquet encombrant mais qu’il ne lâcherait sous aucun prétexte. La posture instable de ses jambes restitue la maladresse et l’énergie désordonnée d’un gamin jouant au valet d’un autre temps.



5.
Ami de Baudelaire, Manet représente sa maîtresse Jeanne Duval, à demi allongée sur un canapé. L’immense jupe blanche occupe près de la moitié de la surface de la toile, ouverte en corolle comme une gigantesque méduse, effet qu’accentue une perspective malmenée – qui continue de choquer le quidam qui visite l’exposition en 2011. Même importance dévolue à la jupe féminine dans Lola de Valence (1862), où elle projette une ombre dense et presque sculpturale. Dans les quelques vers écrits par Baudelaire pour accompagner ce tableau, il fait référence à « un bijou rose et noir », que la jupe cache tout en le désignant, comme la main d’Olympia posée sur ses cuisses. Car le sujet, chez Manet, n’est parfois qu’un corps. Portrait d’un corps vivant dans Olympia (1865) et Le Déjeuner sur l’herbe (1863) où Victorine Meurent, nue au milieu de ses vêtements, clame son appartenance au monde terrestre et très humain des modèles d’atelier, loin des pures nymphes des sous-bois et du Concert champêtre de Titien. Portrait d’un corps mort dans son Christ aux anges (1864), dont la tête demeure dans l’ombre tandis que les mains et pieds bulbeux et meurtris sont frappés d’une lumière crue. Corps mort et réifié dans L’Homme mort, torero placé en travers d’un espace abstrait comme un couteau dépassant de la table d’une nature morte pour créer la profondeur du champ, dans la même position que son Asperge devenue célèbre.

6.

Refusant de « finir » ses toiles comme un peintre respectable, de choisir un sujet digne d’être représenté, mais ne se résolvant pas à tourner le dos au Salon et à la reconnaissance officielle, précurseur de l’impressionnisme attaché plus que tout au sujet, Manet a ouvert la voie à une modernité distincte de celle de l’abstraction, une modernité résolument figurative qui a essaimé jusqu’à Lucian Freud.


On ne les présente plus, mais une petite légende peut soulager des neurones fatigués :

1. Le Balcon, Musée d'Orsay
2. L'Homme mort, National Gallery of Arts de Washington
3. Aperge, Musée d'Orsay
4. L'Enfant à l'épée, Metropolitan Museum of Arts de New York
5. La maîtresse de Baudelaire, Musée des Beaux Arts de Budapest
6. Lola de Valence, Musée d'Orsay