La Celestina raconte une intrigue amoureuse entre un jeune premier et une fille d’hidalgo (noble, vertueuse et belle, dans cet ordre et comme le veut la tradition) rendue possible grâce à des valets complices et aux talents d’entremetteuse d’une mère maquerelle en affaires avec le Diable, la Célestine.
Tous seront punis. Grâce à cette fin exemplaire, qui autorise une lecture morale, l’œuvre ne sera pas expurgée par l’Inquisition avant le XVII ème siècle, bien qu’il y ait eu de quoi. Entre temps, le succès de La Celestina aura égalé celui du Don Quichotte et plusieurs traductions, en français, italien, anglais, allemand et même en hébreu auront vu le jour.
La Celestina est une œuvre qui incarne le passage * entre deux époques. Elle allie des aspects médievaux, voués à disparaître, et d’autres Renaissants, promis à un bel avenir dans la Littérature du Siècle d’Or.
Le caractère diabolique de la Célestine, tout d’abord, qui l’apparente à une sorcière, est médiéval. Ainsi le brusque revirement de la prude Mélibée est-il magique, dû au pacte de la Célestine avec les puissances infernales. Il s’agit presque d’une conversion à l’envers, qui fait écho à la profession de foi de païenne de Calixte, affirmant que Mélibée est devenue son Dieu, qu’elle est un ange descendu sur terre dont il compte bien vérifier s’il a un sexe.
Le Jardinet de Paradis (détail), c. 1410-1420, Francfort (copyright U. Edelmann, Artothek, Connaissance des Arts n. 660)
Autre inversion, celle du symbole du jardin, seul lieu de rencontre des amants. Au XV ème siècle, un jardin clos de murs, gardant jalousement une jeune-fille aussi vertueuse que belle, évoque invinciblement l’hortus conclusus, le « jardin clos » de Marie, image de sa virginité. De nombreux tableaux la représentent, assise au milieu des fleurs de ce jardin, jouant avec le Christ enfant en compagnie de saints martyrs. Or Calixte pénètre dans le jardin du palais de Mélibée. Et pas en ouvrant la porte, mais en passant cavalièrement par-dessus le mur, avec une échelle, comme un marlou. Au moment où il pose le pied sur l’herbe du jardin, celui-ci devient un hortus apertus : une fois Calixte en présence de Mélibée, cette dernière a déjà perdu honneur et virginité, qui sont une seule et même chose.
Non seulement l’imagerie mariale est dénaturée, mais également l’idéal de l’amour courtois, par cette interprétation crue et sensuelle du jardin d’amour, qui représente traditionnellement des couples dansant ou conversant.
Quand le thème du jardin d’amour réapparaîtra, après une éclipse au XVI ème siècle, les actes qui s’y dérouleront, bien que suggestifs, auront une retenue étrangère aux personnages de La Celestina. La Célestine, maquerelle « responsable de 5 000 pucelages perdus et retrouvés » qui gagne sa vie grâce à des « vierges qu’elle recoud au petit point », n’a elle-même de céleste que le nom.
La violence de La Celestina, c’est aussi celle du langage, celle du choc entre le registre soutenu des maîtres, semé de formules pétrarquisantes, et la crudité des valets. Suivant les progrès de Calixte dans le jardin, ils commentent, se référant à Mélibée : « elle cherche un endroit sec où tomber ». Plus tôt dans la pièce la Célestine met en garde une de ses prostituées par ce dicton : « Jeunesse jouisseuse, vieillesse pisseuse ».
De cette opposition ne demeurera par la suite que le caractère comique des valets (pleutres, gloutons ou menteurs selon les besoins de l’intrigue), qui prendra au XVIII ème siècle une coloration sociale plus affirmée. Elle est en germe ici quand la prostituée Elicia s’emporte contre Sempronio qui loue la grâce de Mélibée et lui répond en substance qu’avec ses luxueux vêtements, même une perche serait gracieuse. Et le second valet de répliquer que Calixte aime Mélibée parce qu’elle est noble. Pétrarque et le lieu commun de l’innamoramento ** en seront pour leurs frais.
D’une œuvre si riche, tour à tour grave et comique, l’adaptation de Henri Lazarini, jouée au Vingtième théâtre, fait une farce braillarde, où valets et prostituées mènent la danse, à tel point qu’on finit par se demander pourquoi Calixte et Mélibée font tant de manières.
S’ajoute à cela le jeu boursouflé de plusieurs acteurs. Ne sachant comment exprimer sa passion, Calixte se roule par terre une minute sur deux, tandis qu’Elicia hurle son texte comme une poissonnière, avec un accent espagnol à couper au couteau qui rend parfois incompréhensible. Tout est dit sur le même ton, les grivoiseries comme les âpres vérités sur la vie des marginaux.
Last but not least, Henri Lazarini ajoute un caractère arabisant à la Célestine, qui non seulement n’apporte rien, est de mauvais goût (si la Celestina est drôle c'est bien sûr parce qu'elle est arabe, car les arabes sont drôles...Don't be afraid of clichés!), mais fait aussi fi du texte lui-même, la Célestine mourrant au cri de « Confession ! ».
Au final, seuls l’actrice interprétant Mélibée, Areusa - la seconde prostituée- et Sempronio (joué par Luis Rego) s’en sortent.
Vivement une nouvelle interprétation de La Celestina, qui serve le texte de Fernando de Rojas au lieu de le caricaturer !
* c.f. sur la notion de passage, appliquée cette fois à transition entre la Renaissance et le Baroque, l’excellent livre de Patrick Beaussant Passages de la Renaissance au Baroque (ed. Fayard).
**littéralement, fait de tomber amoureux. Cet amour est traditionnellement inspiré par la blondeur des cheveux de la dame, la blancheur de son teint, et de nombreuses autres qualités que Dante loue chez Béatrice et Pétrarque chez Laure et qui deviennent des poncifs dès le XVème siècle.
*** musulman demeuré en Castille après la Reconquista.