vendredi 10 juillet 2009

Voir l’Italie et mourir : la vision des voyageurs du XIXème siècle



L’expo du musée d’Orsay offre une réponse aussi précise qu’évocatrice à la question qui hante tous les étudiants en histoire de l’art italophiles (et les autres j’espère !) : « Mais que voyaient précisément les artistes qui faisaient le Grand Tour ? ». Car Rome a beau être surnommée la Ville éternelle, sa physionomie et son atmosphère ont bien changé au cours des siècles. Malheureusement ou heureusement, c’est selon, la photographie ne peut nous répondre que pour la seconde moitié du XIXème siècle. Encore constate-t-on que dès qu’elle s’écarte des sérieuses vues architecturales ou du reportage sur le vif (éruption de l’Etna), la photo reprend l’imagerie développée par les peintres.

L’expo nous permet donc de mieux connaître non pas l’Italie du XIXème siècle, mais la vision qu’en avaient les voyageurs, artistes, photographes ou simples curieux aventureux qui la parcoururent à cette époque. Les photo de la population sont particulièrement éclairantes sur ce point : on déguise un jeune berger en satyre, un autre en Hermaphrodite, tandis que les briganti et autres musiciens sont payés quelques sous pour tenir des poses considérées comme typiques. Photographie et peinture se font plus discrètes sur le combat qui secoue l’Italie contemporaine, et qui aboutira à son unification finale en 1871.

Peu sensibles aux troubles politiques de la péninsule, les peintres laissent d’incroyables tableaux de ciels et de lumière dans un pays qu’ils voient immuable comme l’antique. La pochade de Corot des jardins de la Villa Médicis, l’ample vue de ciel sur les toits romains de Valenciennes témoignent de cette libération de l’œil et de la main, de cette vitalité de la touche concentrée sur les aspects les plus essentiels du paysage, réduit à sa plus simple expression : la jaune lumière du sud qui unifie le temps et l’espace, fait ressembler les gamines pouilleuses de Naples aux canéphores antiques.

Enfin, ici ou là on découvre des cadeaux imprévus : ce sont des détails auxquels le photographe n’a pas prêtés attention, les jugeant anodins. Ce sont des punctum* précieux pour nous, qui détournent notre regard du pittoresque et du grandiose. Ces détails, ce sont par exemple des draps mis à sécher sur la rambarde devant le temple de Vesta à Tivoli, ou le long des barrières qui guident le chemin du visiteur sur le Forum. Ce sont les files de voiliers le long de la Riva degli Schiavoni, dans une Venise curieusement décrépite.
Ces détails, par le quotidien révolu qu’ils évoquent, ancrent les monuments impassibles dans l’écoulement du temps, conférant à ces images un air mélancolique, qui prolonge en le renouvelant le mythe de l’Italie.



* Au sens où l’emploie R. Barthes dans La chambre claire : « ce n’est pas moi qui vais le chercher (…) c’est lui qui part de la scène, comme une flèche, et vient me percer.» En simplifiant, on peut dire que le punctum est le second thème d’une photo, qui vient déranger le thème général.

mardi 7 juillet 2009

"Mix it!" ou la Planète métisse




C’est le titre d’une exposition d’anthropologie grand public qui se tient jusqu’au 19 juillet à la Mezzanine ouest du musée du Quai Branly. Elle met en évidence de manière astucieuse et ludique la relativité du regard – Où est la différence entre le primitif et l’antique ? Qui est le barbare ?– et les fascinants processus d’acculturation à l’œuvre depuis un demi-millénaire.

Contrairement à ce que laisse entendre le titre shakespearien de l’expo, "to mix or not to mix", ça n’est pas une alternative qu’elle nous présente, mais bien plutôt un bref historique du métissage des cultures, de 1492 à nos jours, au gré des échanges mondiaux. Cette histoire est racontée à travers les œuvres d’art, miroir de la fascination réciproque liant Européens et Indiens, Africains, Japonais, Hindous…Mais aussi Turcs et Chinois, Arabes et Africains, l’exposition rappelant au passage que les Européens n’ont pas été les premiers à initier de grands mouvements d’échanges à l’échelle du globe.

L’exposition est placée sous le signe de l’étrange, du bizarre, de l’hybride qu’on échoue à nommer. Organisée en une dizaine de petites salles rondes que des rideaux noirs à franges dissimulent aux regards, elle cultive sa ressemblance avec les cabinets de curiosité de la Renaissance, où les princes accumulaient les étonnants ouvrages de la nature et des hommes. Des dents de Nerval prises pour des cornes de licorne y côtoyaient des tableautins maniéristes aux allégories complexes, des statuettes de nains et des portraits d’hommes aussi poilus que des tigres. Dans ces wunderkammer, « chambres des merveilles » comme les appelaient Rodolphe II de Prague, les premiers objets métisses trouvaient déjà leur place telles ces salières sapi portugaises, exécutées dans l’ivoire africain par les artisans locaux pour une élite européenne, qui avait soin de fournir des modèles d’ornements.

Salière sapi-portugaise, copyright Museum für Völkerkunde, Vienne

La première pièce-vitrine recrée pour le visiteur du XXI ème la perte des repères, la difficulté à nommer qu’éprouvaient les élites du XVI ème, en réunissant des objets qui ont entre eux un lien de parenté aussi certain que vague, crypté et comme souterrain. Des correspondances obscures se tissent entre l’irréel boléro de plumes imaginé par Jean-Paul Gaultier et l’aiguière aviforme du Pérou, aux plumes d’argent, entre l’encensoir des Andes, la mitaine brochée d’argent, le voilier miniature confectionné à partir de canettes de Coca et le visage de mulâtresse peint sur une noix de coco de « provenance inconnue » comme l’indique le cartel.
Cette vitrine inaugurale incite l’œil à porter sur les objets un regard neuf afin de percevoir les influences réciproques dont ils sont le fruit.

Un paravent du musée Guimet de l’époque d’Edo met en scène des Portugais, marchands et missionnaires, débarquant dans un port du Japon. Le peintre a rendu fidèlement le navire mais exagéré les culottes bouffantes, extrêmement exotiques à ses yeux. Plus loin, une statuette de bois de la reine Victoria, hésite entre les canons de la statuaire Yoruba et l’iconographie de la photo européenne, tandis que l’orfèvrerie allemande du XVII ème associe nautile et calebasses à de luxueuses montures.

Codex Borbonicus, copyright Bibliothèque de l'Assemblée Nationale, photo Irène Andréani

Les exemples de métissage les plus fascinants sont peut-être ceux du codex Borbonicus et d’une carte mexicaine de l’époque de la Conquête. Tous deux montrent l’altérité profonde de la pensée européenne indienne. Le codex, sorte de calendrier des mois, est peu à peu envahi de mots espagnols qui traduisent les glyphes, tandis que l’ordonnancement de la page s’aère et qu’il finit par pouvoir être feuilleté comme un livre. Les divinités patronnes de chaque mois sont elles-mêmes plus lisibles pour un oeil occidental que celles du Codex Borgia, datant d’avant la Conquête. Ici une inextricable forêt de bras, de crânes, de ceintures et d’ornements, là deux dieux sagement alignés sur la feuille, prêts pour la parade et l’auto da fé.

La carte de Cuauhtinchan nous apprend que les peuples du Mexique central mêlaient histoire et géographie sur leurs cartes, où ils retraçaient invasions (des lignes dont la direction est indiquée par une série d’empreintes de pieds) et agressions (des sagaies pointant sur un petit palais). Le fleuve est orné ici et là de conques qui symbolisent l’eau, et sans lesquelles, malgré sa couleur bleue, il ne serait pas vraiment un fleuve.

Un court film illustre l’intensité de ces échanges qui ont rendu possible les métissages, entre guerre et esclavage, puis commerce et évangélisation. Un plat en argent des mines du Potosi est offert contre des esclaves au roi du Congo, qui l’échange à son tour contre la protection de la Hollande qu’un conflit oppose au Portugal et à l’Espagne, jusques sur les côtes africaines et brésiliennes. Maurice de Nassau un temps gouverneur emporte le plat au Brésil. De retour en Europe, il l’offre à une abbaye allemande. Trois continents en moins d’un siècle…

La musique est un autre enfant de ces échanges. La salle consacrée à son évolution, des chants des esclaves jusqu’au rock brésilien en passant pas tous les stades de la bossa nova et de la samba, bien que ludique, fait un peu gadget : on écoute les extraits musicaux dans de faux gobelets en plastique accrochés à des tuyaux multicolores éclairés par des néons, tordus comme les têtes de l’Hydre de Lerne. Illustrant le même processus de récupération et de détournement, les fausses affiches de ciné peintes comme dans les années soixante valent leur pesant de cacahuètes, surtout celle d’un film d’horreur avec des chats tueurs (à ne pas manquer !).

Le ciné, partie émergée de l’iceberg du métissage aujourd’hui, n’a pas été oublié, avec les hommages et influences croisées entre ciné américain et asiatique. Il n’y avait plus de place pour la bédé, manque que l’on peut toutefois combler en allant voir Tarzan et son très seyant slip de poil à la mezzanine Est du même musée…