lundi 21 décembre 2009

De Byzance à Istanbul



Intérieur de Sainte-Sophie, monument emblématique d'Istanbul, tour à tour église, mosquée puis musée.

De très belles pièces s’étalant sur plus de deux mille cinq cents ans, une scénographie évocatrice, où les effets visuels l’emportent sur la pédagogie (textes laconiques, pas de chronologie permettant de situer les évènements), c’est ce que propose l’expo du Grand Palais « De Byzance à Istanbul ». Une très belle expo donc, qu’on appréciera pleinement si l’on connaît un peu de sujet ou si l’on a loué les services d’un (audio-)guide. Le catalogue de l’expo, très fouillé, apporte heureusement des éléments de réponse à quelques questions laissées en suspens.
Il permet en outre de comprendre pourquoi nous éprouvons tous le vague sentiment que de Byzance à Constantinople et de Constantinople à Istanbul c’est une seule et même histoire qui se déroule sans rupture – thèse qui sous-tend l’expo et dont nous laisserons de côté les évidentes implications politiques. Notons que le nom Istanbul ne s’est imposé qu’au XVIIIème siècle. La ville n’a donc pas changé de nom du jour au lendemain en 1453, alors que de byzantine et chrétienne elle devenait turque et musulmane. L’impression que quelque soit son nom, la période et l’empire dont elle est la capitale cette ville a possédé une identité particulière la différenciant des autres cités, tient peut-être à deux caractéristiques étroitement liées, une divinisation du pouvoir impérial et un commerce extrêmement dynamique.

Boucle d’oreille avec femme ailée, milieu du IIIème s. avant JC, Musée Archéologique d’Istanbul (Connaissance des arts n°675, Septembre 2009)


Les empereurs byzantins ont particulièrement insisté sur l’origine divine de leur pouvoir, considérant leur empire comme le royaume de Dieu sur terre et faisant en sorte qu’il en reflète la splendeur. Dès la fin du IVème siècle, alors que l’empire n’est pas encore byzantin mais romain d’orient, les portraits des empereurs montrent des visages impassibles aux traits idéalisés, des regards absents aux pupilles tournées vers le haut, absorbés par la contemplation de réalités intangibles, que seul l’œil de l’esprit peut appréhender.

Cette théocratie n’aurait toutefois pas subjugué ses voisins arabes, slaves ou occidentaux si elle ne s’était accompagnée d’un luxe inouï, réminiscence de l’empire romain qui s’épanouit dans une civilisation urbaine devenue l’exception dans une Europe à dominante rurale. Les soieries, bijoux en or chargés de pierres précieuses ou couverts d’émaux cloisonnés que les empereurs byzantins envoient en cadeaux diplomatiques matérialisent la supériorité tant technique qu’économique de Constantinople, du moins jusqu’à la défaite de 1071 à Manzikert contre les Turcs. Cette bataille marque la perte d’une grande partie de l’Anatolie et le début de pertes territoriales de plus en plus dramatiques, asphyxiant peu à peu Constantinople – quand elle tombe, le reste de l’empire est déjà presque entièrement aux mains de Mehmed II.

Mais jusqu’au XIème siècle, les caisses de l’Etat profitent à plein de la manne du commerce, grâce aux taxes prélevées sur les marchandises qui du nord au sud et d’est en ouest, transitent en grande quantité à Constantinople. Fourrures, épices, miel, soierie, or, coton et céréales s’y échangent quotidiennement dans plusieurs langues. La cité apparaît ainsi comme le centre de gravité du monde chrétien pour les pèlerins slaves et russes, évangélisés à la fin du Xème siècle, tandis que pour les chrétiens d’Occident elle rivalise avec Rome, qui l’emporte surtout parce qu’elle est le siège de la papauté. Cité opulente, c’est également une ville merveilleuse et miraculeuse, qui regorge d’églises et de monastères abritant tous quantités de reliques insignes, tandis que ses rues sont parsemées de statues antiques auxquelles on prête des vertus apotropaïques. Citons par exemple la colonne serpentine s’élevant sur la spina* de l’hippodrome, en réalité offrande des cités grecques faite au sanctuaire de Delphes suite à la victoire qu’elles remportèrent sur les Perses à Platées en 479 av JC. Constantin fit transporter dans sa capitale cette colonne de bronze faite de trois serpents entrelacés, qui supportait jadis un trépied d’or. Elle passait pour protéger la cité des serpents et de leur venin. On mentionne également des statues de chevaux empêchant ces mêmes animaux de hennir et de se battre entre eux…


Ces récits frappent les imaginations à un tel point que cette vision fabuleuse de la ville survit malgré les aléas – crises iconoclastes des VIIIème et IXème siècles, périodes d’essoufflement des arts, manque d’argent criant dès le XIVème siècle, sous la dynastie des Paléologues. En état de siège quasi-permanent, mal défendue par des soldats - des mercenaires étrangers pour une bonne part -, contrôlant de moins en moins son commerce, que se disputent génois et vénitiens, la cité n’est plus que l’ombre d’elle-même quand les turcs la conquièrent. Triste entrée que cette de Mehmed II dans Sainte-Sophie, dont les ornements précieux ont été fondus et remplacés par du bois peint et de la verroterie…


Miroir en jade, or et rubis, vers 1600, Topkapi, Palace Museum (Connaissance des arts n°675, Septembre 2009)

Constantinople retrouve cependant vite sa splendeur sous l’égide de ses nouveaux maîtres, qui s’appuient sur le passé glorieux de la cité. Pour construire sa mosquée, la Suleymaniyé, Soliman le Magnifique (règne : 1520-1566) prie l’architecte Sinan de s’inspirer de Sainte-Sophie, église édifiée par Justinien au VIème siècle, conçue selon un plan centré à dôme que contrebutent deux demi-coupoles et deux murs - tympans percés de fenêtres. Si Sinan s’émancipera par la suite de ce modèle, la mosquée à coupole s’imposera également auprès de ses successeurs. L’hippodrome continue quant à lui d’accueillir des manifestations impériales, les bains turcs succèdent aux bains antiques…

Comme les empereurs byzantins avant eux, les sultans turcs ont les moyens de mener cette politique monumentale grâce à un commerce florissant (c’est l’époque de la tulipe et des porcelaines bleues et blanches Ming). Palais et mosquées exaltent l’essence divine du pouvoir, que le sultan rappelle constamment en vivant éloigné du monde et de ses sujets. Présence-absence en réalité, car depuis la cour privée du palais de Topkapi, à laquelle n’ont accès que ses épouses et ses pages, le sultan embrasse du regard toute l’étendue de sa ville, la Corne d’or et le Bosphore, et les terres au-delà. Ses sujets en retour voient en permanence les silhouettes des mosquées et des palais des sultans successifs se découper sur le ciel, comme autant de maillons d’une longue histoire.

*sorte de bande centrale séparant en deux la largeur de l’hippodrome, ornée d’obélisques et de statues.

"De Byzance à Istanbul, un port pour deux continents", Galeries nationales du Grand Palais, jusqu'au 25 janvier 2010.