mardi 27 avril 2010

Lucian Freud, le peintre dans son atelier



Les murs sont par endroits maculés de peinture, recouverts de couches successives qui forment des crevasses et des amoncellements bruns, blancs et noirs, sous lesquels disparaît la paroi jaunâtre de l’atelier. Sur les murs de sa tanière, Freud a écrit à la pierre noire, entre deux numéros de téléphone, « Art is Escape from Personality » et plus loin cette devise « Urgent Subtle Concise ».

L’atelier est un espace en retrait du monde, consacré à la peinture. Ses palettes monumentales enregistrent le temps qui passe, le travail qui se poursuit inlassablement. Pas de tableau qui ne naisse hors de ses murs. Les empâtements sur les parois font écho aux empâtements sur les toiles, à la juxtaposition des couleurs en longues touches lisses, aux grumeaux du blanc de Krems, pigment riche en oxyde de plomb, adopté à la fin des années 1970 pour son incomparable clarté.


Dans l’antre du peintre, le modèle vit et dort, sphinx dont la présence est une énigme que le peintre cherche à percer. Les portraits de Freud mettent en lumière une étrange cartographie des corps, l’exploration de ses protubérances, de ses replis, de ses marbrures et de ses cicatrices pour atteindre, au-delà de la simple et séduisante ressemblance, la personne même du modèle. Lucian Freud l’avoue volontiers : « I have always had a scorn for “ la belle peinture ” and “ la délicatesse des touches ” ». Dans ses portraits, il est guidé par son insatisfaction face à des portraits ressemblants, par ce sentiment qu’ils ne sont que des leurres, des faux-semblants, piètres substituts au modèle. Au contraire, Lucian Freud déclare « I want paint to work as flesh » et vouloir que ses tableaux portraiturent ses modèles « as an actor ».

Cette incarnation du modèle passe par la nudité, la tête n’étant qu’un membre comme un autre. Lucian Freud emploie le mot « naked » et non « nude » qui renvoie au nu en peinture. Loin de l’exercice académique, c’est le corps du modèle qui l’intéresse, l’animal humain qu’il portraiture, allongé par terre, sur un tas de chiffons ou un canapé défoncé, doublement nu quand il dort. Cette observation attentive de la chair, parfois cruelle, peut être aussi douloureuse que celle d’un José de Ribera quoique plus absolue, aucune transcendance ne venant sauver la fragilité et l’humiliation de la chair. Dans le Mars, Dieu de la guerre de Vélázquez, avachi et méditatif, le mythe chancelle et s’efface. Chez Freud il achève de disparaître. Dans Sleeping by the lion carpet (1996), les félins de la tapisserie qui se déploie derrière une Sue Tilley endormie ne sont qu’un cortège de fils de soie, loin des bacchanales de Titien. Seule compte la lecture de cette chair animale démesurée et endormie, tellement lourde qu’elle pourrait être morte.



L’irrégulier format des toiles témoigne lui aussi de cette exploration progressive, des pans de toiles étant ajoutés au fil des séances, en fonction des zones que Freud souhaite étudier. Car le modèle est également en dehors de lui-même, par sa présence il modifie son environnement, l’atelier.

« The aura given out by a person or object is as much a part as their flesh. The effect that they make in space is as bound up with them as might be their colour or smell. The effect in space of two different human individuals can be different as the effect of a candle and an electric light bulb. Therefore the painter must be as concerned with the air surrounding his subject as with that subject itself. »


De l’atelier, Freud ne représente somme toute pas grand-chose, un lit, un fauteuil, un pan de mur d’une couleur incertaine, des piles de chiffons. S’ajoute une manipulation de la perspective qui fait glisser les corps en avant, les redresse pour les projeter presque verticalement sur le plan du tableau, face au spectateur, presque dans son espace. Le cadre suit de près le modèle, achevant de créer une atmosphère lourde où l’air semble raréfié.

De même que le jardin autour de l’atelier est peint comme une jungle inextricable, un fouillis de plantes où le ciel n’apparaît pas, la fenêtre offre peu d’échappées sur l’extérieur. Souvent aveugle, elle ouvre sur une vue sans ciel ou sur un reflet, celui du visage du peintre, qui apparaît jusque dans le fouillis d’une plante dans Interior with plant, reflection listening (1967- 1968).


The painter surprised by a naked admirer (2004-2005), pourrait être lu comme un manifeste du travail de Lucian Freud. Le peintre s’y représente interrompu dans son travail par un modèle nu qui presse sa joue contre sa cuisse dans un geste d’affection, comme pourrait le faire un animal domestique. Cet hommage incongru est lui-même représenté dans la toile que Freud est en train de peindre, ce qui établit une équivalence entre le tableau et l’atelier, suggérant que modèle peint pourrait être sorti de son espace pictural pour rejoindre l’espace réel, le peintre ayant enfin atteint cette vérité qu’il poursuit. Or cette scène est elle-même peinte. Cette seconde mise en abyme qui donne au tableau des allures d’image fractale rappelle que la recherche constante, acharnée du peintre, sans cesse recommencée, risque fort de se poursuivre sans fin.

Exposition Lucian Freud, l'atelier au Centre Pompidou jusqu'au 19 juillet.

1. Sunny morning - Eight legs (1997)
2. Benefits Supervisor sleeping (1995)
3. Reflection with two children (1965)
4. The painter surprised by a naked admirer (2004-2005)
Illustrations : Connaissance des arts n°681, avril 2010