1.
Jusqu’au 30 janvier 2011, le musée du quai Branly nous propose une plongée dans la chatoyante et luxueuse culture peranakan. Circonscrite dans l’espace et le temps, cette culture s’est déployée principalement dans trois villes malaises, Singapour, Malacca et Penang, du milieu du XIXe siècle à l’aube de la seconde guerre mondiale.
Les peranakan - i.e. « nés ici » en malais - descendent de commerçants chinois venus s’installer dans la région du détroit de Malacca, les premiers au XIVe siècle, la majorité au XVIIe siècle. Ce n’est cependant que dans les années 1840 – 1860, quand une nouvelle vague d’immigration chinoise prend pied en Malaisie, que ces descendants des premiers migrants prennent conscience de leur différence.
Polyglottes, parlant chinois, malais et anglais, les peranakan ne tardent pas à devenir un soutien indispensable pour le pouvoir colonial. Alliés précieux, ils occupent des postes importants dans les entreprises britanniques, notamment de caoutchouc, commerce florissant jusqu’à la crise de 1929, laquelle mettra à mal beaucoup de fortunes peranakan.
Très logiquement, la culture peranakan est faite d’emprunts multiples, géographiquement très divers, de la cuisine portugaise au christianisme, en passant par des coutumes indiennes (chiquer le bétel) ou chinoises, devenues parfois archaïques dans leur pays d’origine.
Parce que le goût du luxe de l’élite peranakan – d’où le titre de l’expo, « baba » signifiant « monsieur » en malais - s’exprimait en premier lieu à l’intérieur de leurs demeures, l’exposition a choisi de nous faire parcourir une de ces maisons, du portail d’entrée à la chambre des époux.
Derrière leurs étroites façades aux couleurs vives, qui se parent de guirlandes de fleurs et de colonnes d’inspiration européenne, les maisons peranakan, avaient pour les plus grandes 60 mètres de long. Suivant le modèle chinois, elles distribuaient leurs pièces autour de cours intérieures. Une fois passée la porte à battants, destinée à laisser circuler l’air en journée, le visiteur ne s’aventurait pas au-delà du vestibule, où trônait la divinité tutélaire et les portraits des ancêtres. Les autres pièces du rez-de-chaussée, hall, salle à manger, cuisine, ainsi que l’étage où étaient situées les chambres, n’étaient accessibles qu’aux familiers.
Sensibles aux qualités techniques de la photographie, les peranakan l’adoptent avec enthousiasme. Ce sont des clichés les représentant en habits de jeunes mariés qui sont accrochés dans la maison à leur mort, une fois qu’ils accèdent au statut d’ancêtres, capables d’attirer la prospérité sur le foyer s’ils sont correctement honorés. Ces portraits n’étaient pas visibles de leur vivant.
L’autel des ancêtres, contenant des tablettes commémorant chaque ancêtre, est placé dans le hall. Aux anniversaires de leur naissance et de leur mort et lors des solstices, ils sont invités par la famille à participer à un repas copieux, qui autorise leurs descendants à leur poser une question. La réponse est communiquée par la position de deux pierres divinatoires – paks puay - jetées en l’air. Des trois combinaisons possibles, une seule donne une réponse favorable. Si les deux pierres retombent face vers le ciel, les ancêtres rient et ne veulent pas être dérangés, aux vivants de se débrouiller comme ils peuvent. Pour être morts, les ancêtres peranakan n’en ont pas une vie moins bien remplie !
3.
La culture peranakan semble avoir absorbé tout ce qui se trouvait à sa portée, jusqu’à reprendre le motif de Betty Boop ou de Mickey Mouse pour décorer de charmantes pantoufles perlées. Le culte des ancêtres, hérité du confucianisme chinois, fait bon ménage avec l’adoption de costumes occidentaux. Côté ameublement, les peranakan affectionnent le mobilier « brun et or » de tradition chinoise, qu’ils mêlent à des pièces malaises en palissandre incrusté de nacre mais aussi à des chaises en rotin d’inspiration victorienne, rapportées d’Inde par les Anglais. Même syncrétisme dans leur cuisine, particulièrement réputée, et point de départ de la redécouverte de la culture peranakan dans les années 1970. Aux saveurs malaises, chinoises et indiennes s’ajoutent des ragoûts de porc et de bœuf et des pâtisseries très sucrées héritées des Portugais. Les ingrédients s’adaptent cependant aux latitudes : le lait est remplacé par du lait de coco, et associé à la farine de riz et au sucre de palme.
Même vide, cette vaisselle est un régal pour les yeux. Rose, jaune, vert citron, ornée de pivoines, symbole de richesse en Chine, et de grues ou de phénix, sensé n’apparaître qu’en période de paix et de prospérité, elle est extrêmement luxueuse. Fabriquée en Chine selon les goûts peranakan, elle est encore parée, au niveau des anses des théières, de taotie, masque animal qui ornait les vases funéraires chinois il y a 5000 ans.
Savoir cuisiner et broder étaient deux qualités majeures chez une jeune fille peranakan. Les belles-mères potentielles venaient leur rendre visite dans la cuisine d’où elles ne sortaient guère. Mais il fallait encore que le thème astral de la jeune fille soit compatible à celui de son futur époux pour que le mariage puisse être célébré…La cérémonie était alors fastueuse et durait douze jours durant lesquels les mariés, parés de riches vêtements évoquant la Chine - motif de dragon pour l’époux « baba », de phénix pour l’épouse « nonya », figuré par une capeline symbolisant des plumes - servaient le thé aux ancêtres et à leurs parents, si souvent qu’ils portaient des genouillères brodées par la mariée pour protéger leurs articulations !
La culture peranakan fait également la part belle aux superstitions qui rendent indispensables luxueuses amulettes, pendeloques et broches serties de diamants pour éloigner le mauvais œil…Dans la chambre à coucher comme dans le vestibule, on dispose du bétel, symbole d’hospitalité, de pureté et de fécondité.
Des taotie à Betty Boop, la culture peranakan semble avoir incorporé dans son creuset tout ce qui passait à sa portée, preuve s'il en est que globalisation ne rime pas forcément avec dévastation et standardisation. Souhaitons-lui une longue seconde vie !
1. Porcelaine peranakan, dessin de Lorenzo.
2. Photo de la reproduction d'une façade de maison peranakan.
3. Théière pernakan.
4. Capeline de la mariée, évoquant les plumes du phénix.
dimanche 24 octobre 2010
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