mardi 26 mars 2013

Le mur invisible - Die Wand

    











   Un matin, le lendemain de son arrivée dans un pavillon de chasse de la Haute-Autriche en compagnie d’un couple d’amis, une femme découvre qu’un mur invisible et infranchissable la sépare désormais du reste du monde. De l’autre côté du mur qui l’entoure, hommes et animaux semblent pétrifiés dans la mort. Nous ne saurons rien de plus sur les circonstances de la catastrophe. La femme est désormais seule, avec pour unique compagnie celle de Lynx, le chien de ses amis partis la veille se promener au village voisin.

     Die wand, écrit en 1963 par Marlen Haushofer – traduit en français sous le titre Le mur invisible – et porté à l’écran par Julian Roman Pölsler (sorti le 13 mars 2013) n’occulte pas le défi physique que représente le retour à la vie en autarcie, au plus près de la nature, rythmée par les soins aux animaux, les travaux des champs, l’abattage du bois, etc. 
    Très vite, les références au monde moderne disparaissent, telle la luxueuse et inutile décapotable rouge. L’ancrage temporel se fait lâche : le temps redevient principalement cyclique tandis que la femme accomplit des tâches qui viennent du fond des âges. 

     Mais ce qui fait du Mur invisible un film particulièrement intéressant, c’est l’accent porté sur la violence psychologique que subit cette femme, magnifiquement interprétée par Martina Gedeck. Elle sait survivre dans cette nature belle et austère, mais à quoi bon survivre ? Seul être humain, sans espoir d’être sauvé, libéré de sa prison, pourquoi s’entêter ? 
    L’apparition fantastique du mur est prétexte à une réflexion profonde sur ce qui définit un être humain, sur ce qui le différencie des animaux et de la nature, tout en le liant à eux. Demeurée le seul être humain en vie, la femme se sent obligée d’agir comme tel : la présence de Lynx, d’une vache et d’un chat, animaux dont il faut prendre soin, lui fait repousser l’idée du suicide, malgré le caractère désespéré de sa situation. Le sens du devoir, le sens moral – ne tuer du gibier que lorsque cela s’avère absolument nécessaire – la tendresse et l’amitié qu’elle porte à ses animaux constituent un garde-fou qui l’empêche de basculer dans le laisser-aller et la folie. 
    Se souvenir de ce que l’on est, même quand personne n’est là pour vous le rappeler : voilà ce qui pousse la femme à écrire le compte-rendu de son expérience, au dos de vieux calendriers. 

     Tandis que sa dépendance à l’égard des animaux, des alpages et de la forêt accroissent l’intimité de la femme avec eux, l’incitant à revoir la place de l’homme au sein du monde, intégré, bienveillant et non pas dominateur distrait, la femme s’interroge : peut-être est-ce cela qui a manqué aux hommes pour éviter la catastrophe ? 
    La réflexion de Marlen Haushofer possède une portée universelle, mais n’en résonne que davantage lorsque l’on sait que, née en Haute-Autriche en 1920, elle a passé son adolescence et le début de sa vie d’adulte sous l’ombre nazie. D’où la résonance particulière de cette réflexion de la femme, rendant hommage à l’amitié de Lynx : et si c’était les regards plein d’admiration que les chiens portent à leurs maîtres qui engendraient chez certains d’entre eux la mégalomanie ? 

Photo du lac d'Almsee en Haute-Autriche, empruntée à Wikipédia ; auteur : Michael Gredenberg (mike@inode.at).

mercredi 2 janvier 2013

Croquefer et l’île de Tulipatan

Une fois de plus, l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet propose un spectacle remarquable par son originalité et sa qualité.
 Jusqu’au 13 janvier 2013, la Compagnie Les Brigands  prend possession du théâtre avec deux opéras bouffes en un acte de Jacques Offenbach, plus farfelus et désopilants l’un que l’autre : Croquefer ou le dernier des paladins (livret d’Adolphe Jaime et Etienne Tréfeu), créé en 1857, suivi de L’île de Tulipatan (1868, livret d’Alfred Duru et Henri Chivot).

Rarement satire de la musique dite sérieuse et des mœurs du temps – le nôtre autant que celui du Second Empire, tant certains défauts paraissent immuables – aura été aussi drôle et légère, ce qui permit à Offenbach de passer à travers les mailles de la censure de l’époque.

Les Brigands, comédiens et chanteurs, voire danseurs pour certains (Flannan Obé en tête), servent avec énergie et brio ces deux œuvres injustement méconnues, et ressuscitent avec bonheur l’humour ravageur d’Offenbach, sous lequel se dissimule toujours une critique mordante.
La scénographie épurée et astucieuse de Thibaut Thack, qui fait intervenir un miroir pour créer l’illusion d’une haute tour dans Croquefer puis dénoncer des apparences trompeuses dans L’île de Tulipatan, évite l’écueil du grand guignol, de même que les costumes élégants et plein d’humour d’Elisabeth de Sauverzac.



Croquefer (F. Obé) et son ennemi Mousse-à-mort (Loïc Boissier), guerrier éclopé qui s’exprime en brandissant des écriteaux, mais confit dans sa dignité de chevalier, se trouvent enlisés dans un absurde conflit héréditaire qui a englouti toute leur richesse et presque tous leurs hommes, rappelant bien des conflits à travers les âges.
Dès lors, la lâcheté semble être la seule porte de sortie sensée, car comme rétorque Croquefer à son écuyer belliqueux, le bien nommé Boutefeu (Emmanuelle Goizé) : « Il est beau d’avoir peur quand on n’est pas le plus fort. »
Par un miracle d’anachronisme, la pièce, après avoir débuté au Moyen Age, s’achève au XIXe siècle, les personnages préférant finalement se divertir à l’opéra que se trucider.

Ce même opéra qui en tant que représentant de la « grande musique » est parodié pour notre plus grand plaisir. Difficile de ne pas pouffer de rire quand dans L’île de Tulipatan, Théodorine (Lara Neumann) s’exclame, sur un air aussi déterminé que martial : « Je vais chercher les petites cuillères… », de même lors du duo père / fille (fils) du sénéchal Romboïdal (François Rougier) et d’Hermosa (F. Obé) qui renvoie à maintes et maintes scènes de désespoir de jeune première pour mieux s’en moquer par inversion.




Car les personnages de ces deux œuvres pétillantes sont conscients de leur bouffonnerie et d’être les protagonistes d’une blague à la gaieté si folle et si communicative qu’on leur accorde bien volontiers ce qu’ils demandent à la fin de Croquefer : « Oh ! vous tous qui m’écoutez, grâce pour tant d’absurdités… ».

 Et bonne année 2013 !