Pour tout le monde Kandinsky rime avec art abstrait, voire pour les plus calés avec la première aquarelle abstraite antidatée de 1910 (probablement exécutée en 1911 ou 1912). Bien qu’il n’ait pas été le seul à emprunter un des chemins de l’abstraction* en ce début de XXe siècle, Kandinsky demeure Monsieur Abstraction. Un abstrait bizarroïde, qui ne se résout pas à éliminer entièrement les formes incertaines qui peuplent ses toiles, les lignes de force qui les parcourent, alors que dès 1915 Malevitch peindra son carré noir sur fond blanc, icône qui rompt radicalement avec les mouvements artistiques de l’époque - cubisme, primitivisme, futurisme et toutes leurs alliances.
Kandinsky est donc un précurseur un peu à part, qui participe aux grands évènements de l’histoire et de l’art sans s’y fondre : peu à l’aise avec les principes et l’esthétique du communisme triomphant, où l’art abstrait n’a pas la cote, il rejoint le Bauhaus de Walter Gropius à Weimar. Il y enseigne aux côtés de son ami Paul Klee, mais on ne peut pas dire que la peinture de chevalet soit le fer de lance de cette école centrée sur la rationalité, production de masse et le design moderne à la portée de tous. Les nazis ferment le Bauhaus en 1933 et Kandinsky se réfugie à Paris. On peut admirer la constance avec laquelle il continue de peindre et de faire évoluer son style malgré les tourments de la grande histoire.
Impression III, 1911, Munich (Connaissance des Arts n°670)
L’expo de Beaubourg rend très sensible cette évolution, en illustrant l’ensemble de la carrière de Kandinsky. Les débuts néo-impressionnistes influencés par la culture populaire russe, la période de Murnau avec ses paysages traités en grandes masses de couleurs pures, les premières toiles abstraites des années 1910, où l’on sent une dissolution ou décantation plus ou moins avancée de la figure, les années grises du retour en Russie, l’apport du Bauhaus et du modernisme dans la structuration rationnelle de ses compositions, les années d’exil à Paris enfin, avec l’apparition d’êtres hybrides flottant sur un fond bleu. Au-delà de leur parenté avec les créatures de Mirò, ils évoquent les dieux aux bâtons des mantos précolombiens de la civilisation de Paracas, sur la côte péruvienne. Quand on songe qu’à New York dans les mêmes années Roberto Matta et Jackson Pollock découvrent presque simultanément l’art amérindien et Mirò, force est de constater que Kandinsky, à 78 ans, reste dans le coup…même sans anti-datation.
Bleu de ciel, 1940, MnAM (cop. Cnac/MnAM)
Joan Mirò, Chiffres et constellations amoureux d'une femme, 1941, Chicago Art Institute (Flammarion, Epoque contemporaine)
Détail d'un manto, tissu enveloppant les dépouilles des hauts-dignitaires, motif de chamane volant (cop. William A. Paine Fund, MFA), civilisation de paracas (v.-500/-100 av JC)
Le mérite principal de l’expo est d’avoir choisi de belles toiles et d’avoir su résister à la tentation de l’exposition somme, finale et définitive. Grâce à une sélection judicieuse, le visiteur sort avec un bon aperçu de l’art de Kandinsky. Avec une vision peut-être plus juste aussi: à force de le voir comme l’inventeur de l’art abstrait, on avait un peu oublié que le théoricien était un peintre, un peintre qui peignait de belles toiles.
Avec l'arc Noir, 1912, MnAM
Le revers de cette légèreté, loin de toute lourdeur didactique, c’est que l’expo donne un peu l’impression que Kandinsky et son abstraction ont poussé tout seuls comme des champignons…. Les différentes voies empruntées par les peintres contemporains de Kandinsky, l’héritage qu’ils lègueront aux peintres abstraits de l’après-guerre, la parenté entre les dissonances picturales de Kandinsky et celles sonores d’Arnold Schoenberg**, aucuns de ces axes de compréhension et d’explication de l’œuvre de Kandinsky ne sont évoqués. De même, un bref rappel de la différence entre impression, improvisation et composition**,* concepts qu’il crée et utilise pour nommer ses toiles, aurait pu éclairer les visiteurs moins familiers de son oeuvre.
Encore une pincée de pédagogie afin qu’aucun visiteur n’ait plus peur de Kandinsky …
*Titre d’une excellente exposition sur Mondrian organisée au Musée d’Orsay en 2002.
** Tandis que le compositeur, peintre par ailleurs, constatant l’épuisement du système tonal, employa sa vie à en construire un nouveau, le peintre, à l’étroit dans la figuration, fut de ceux qui donnèrent à l’art de nouveaux horizons.
*** Les Impressions naissent d’une impression directe de la réalité, les Improvisations sont des « expressions principalement inconscientes », traduisant des « impressions de la « nature intérieure » » tandis que les Compositions sont des créations très conscientes, longuement mûries. Elles reflètent des stades distincts de la rencontre entre réalité extérieure et intériorité de l’artiste, les deux pôles que Kandinsky entendait synthétiser dans ses toiles.
Il est vrai que cette expo à l'enorme avantage de nous rappeller que Kandinski était avant tout un sacré artiste et pas seulement un théoricien. Ses improvisations nous montre un gars qui se bat avec la peinture.
RépondreSupprimerUne belle (re)decouverte...
Et les toiles vieillissent en général moins vite que les théories...
RépondreSupprimerPour qui connait un peu l'arrière plan historique et le contexte artistique, cette expo est un régal. Pour les autres, je m'interroge...
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