Avignon se visite l’hiver, quand la nature est pétrifiée, la terre solide et dense comme du basalte, friable comme le grès. Les arbres ne sont plus qu’un fin réseau de lignes brisées. On songe à l’Espagne blanche et noire, avec ce soleil qui aveugle et l’ombre froide et dense. C’est le Rhône, le fleuve roi, qui nous rappelle où nous nous trouvons, entre Lyon, la capitale des Gaules, et la mer sillonnée de navires marchands. Seul le Rhône tumultueux, rageur, puissant, seul le Rhône n’est pas pétrifié.
En face de l’île de la Barthelasse, le pont Saint-Bénézet, le fameux pont d’Avignon à demi effondré, reste comme une esquisse suspendu au dessus du fleuve. Il a perdu toute fonction utilitaire depuis XVIIème siècle, après que les crues successives lui ont arraché plusieurs sections. Les artistes de l’époque ont pourtant continué à l’ériger en emblème de la ville, dessiné au premier plan de leurs vues panoramiques, entre souci de vraisemblance et fascination esthétique pour les ruines. Le vieux pont amoindri et superbe, arc-bouté au-dessus des eaux bouillonnantes, se parcourt, ou plutôt se visite, encore. Du Moyen Age qui le vit naître, s’ériger rapidement grâce aux donations et aumônes, disparaître au gré des crues et s’élever de nouveau, demeurent deux chapelles superposées, comme creusées dans une pile plus large. La plus récente, dédiée au protecteur des bateliers et des nautes, saint Nicolas, s’appuie sur celle consacrée à saint Bénézet, patron des architectes. Au ras des eaux hivernales, cette minuscule chapelle de la fin du XIIème siècle, plus petite qu’une abside, est décorée simplement, de quelques frises de motifs géométriques, comme si les jeux de lumière du soleil qui se couche sur les flots orange étaient sa véritable parure. La voûte jaune pâle, piquée de gouttes de lumière comme de fines étoiles, accueille à bras ouverts l’air du fleuve, qui n’a qu’à se dresser pour venir y déposer une prière.
Revenu sur le tablier du pont qui n’est plus qu’un promontoire battu par le vent, on voit s’étager les volumes de la vieille ville, ses bâtiments s’appuyer et lutter contre des rochers hauts et coupants comme de petites falaises. Tout un chaos de pierre affleure sous l’œuvre humaine. Au sommet du rocher des Doms, l’ancien palais des archevêques ferme la longue place du palais. L’esplanade en pente douce ne sait pas très bien où elle va et distribue à l’aveuglette façades majestueuses et quelconques, maisons sans prétention et grandeur baroque de l’hôtel des monnaies. Le reste de cet édifice semble certes plus discret, selon un pragmatisme qui est à la fois la marque du style baroque et l’une des raisons de son succès. Cet art de théâtre et d’illusion, de frons scenae, s’accommode bien de finances mal en point : si l’argent vient à manquer on se contentera de rhabiller de neuf la façade, sans modifier l’ordonnancement extérieur ou intérieur de l’édifice, ce qui suffira à créer une impression majestueuse.
Un petit parc à l’italienne, étagé et sinueux, surplombe la place. Dans son étang tournent quelques canards, qui profitent d’une vue imprenable sur le désordre des toits de tuile en contrebas, jusqu’au fort Saint-André sur l’autre rive du Rhône.
Plus qu’un lieu de promenade, la place du palais est une frontière entre l’humain et le divin. D’un côté le palais des papes, forteresse hérissée de tours, parcourue de mâchicoulis et de contreforts, prolongée par la haute silhouette de Notre-Dame des Doms et sa vierge rutilante d’or suspendue dans le ciel bleu. Leur faisant face un peu en contrebas – car la place ne semble pas avoir fait l’objet d’un véritable plan d’urbanisme – quelques maisons plutôt grandes, solides, correctement entretenues, mais qui ont ici quelque chose de banal et trop simple, comme si elles avaient escaladé le dos des ruelles sans y prendre garde, regrettant un peu tard d’être montées si haut, penaudes et soudain timides.
Une minuscule ruelle tortueuse s’ouvre sur l’angle sud-est de la place. En l’empruntant, l’on découvre qu’un des contreforts du palais prend directement appui sur un roc qu’il a fallu tailler pour ménager l’espace de la ruelle. Devant la large place la poitrine peut respirer, l’œil s’échapper. Ici en revanche, entre la roche vive et la roche taillée qui prend appui sur elle pour s’élancer à l’assaut du ciel, la rupture d’échelle avec le reste de la ville est manifeste.
Sans avoir fini d’en mesurer l’ampleur verticale et horizontale, il faut bien se résoudre à pénétrer dans ce palais gigantesque, à se laisser avaler par cet océan de pierre. La cour du palais neuf, édifié par Clément VI (1342-1352), le second pape bâtisseur d’Avignon, est celle que l’on découvre en premier – méconnaissable sans les gradins du festival qui la transfigurent. Le soleil fuit, il n’est déjà plus qu’une frange de lumière en haut du mur du palais de Benoît XII (1334-1342), premier pape avignonnais à avoir entrepris des travaux d’importance. De la résidence monacale de l’ancien cistercien à la demeure gothique rayonnant du fastueux Clément VI, le palais, complexe réseau d’ailes et de tours, n’a cessé d’être agrandi et remanié pendant près de quarante ans, jusqu’au retour mouvementé de la papauté à Rome. Retour chaotique puisqu’il s’accompagnera du grand schisme d’occident , qui ne sera résolu qu’en 1417, quarante ans plus tard, avec l’élection de Martin V.
Si le palais est une forteresse, c’est qu’il est également un coffre-fort. Dans les sous-sols de la tour du Pape, certaines dalles du pavement de la salle du trésor se soulèvent pour accueillir archives de l’église et biens précieux, enfermés dans des coffres à plusieurs serrures auxquels trois personnes seulement avaient accès. Le camérier, personnage clef des finances de la papauté, était l’une d’elles. On songe au mythique trésor des Templiers, que jalousait Philippe le Bel au point de réduire en cendres l’ordre des moines soldats. Il n’avait pas hésité quelques années plus tôt, en 1303, à tenter de capturer dans sa résidence d’Anagni le pape Boniface VIII, hostile à sa taxation du clergé français. Les souverainetés nationales émergent et disputent au pape son autorité temporelle. Parmi les papes qui se succèderont sur le siège d’Avignon, beaucoup seront français, soumis d’avance aux volontés du roi de France.
Le camérier logeait au premier étage de la tour du Pape, dans une salle qui n’a pas encore été restaurée. Noire, poussiéreuse et cloquée, elle fait peine à voir. On s’étonne qu’elle soit ouverte à la visite, si ce n’est pour évoquer les sombres heures du château, qui glissa peu dans l’oubli après le départ des papes et l’installation de leurs légats puis vice-légats. Théâtre d’affrontements et de massacres à la Révolution, le palais deviendra ensuite une prison puis une caserne.
Heureusement, la plupart des salles que l’on traverse sont dans un état de conservation meilleur que la chambre du camérier. Sur la salle du Consistoire s’ouvre la tour Saint-Jean, érigée face aux jardins dont il reste quelques vestiges. Elle abrite deux magnifiques chapelles édifiées l’une au dessus de l’autre, peintes à fresque par Matteo Giovannetti. La première est dédiée à saint Jean-Baptiste et saint Jean l’Evangéliste, la seconde à saint-Martial. Ce sont des bijoux de l’art du Trecento, dont il reste peu de témoignages, surtout en France. L’or et l’argent des papes sont depuis longtemps retournés à Rome, dépensés ou disparus, mais les trésors de pigments et de plâtre demeurent.
Bien que la chapelle ait un peu souffert, les fresques permettent toujours de suivre les épisodes de la vie des deux saints. Le style de Giovannetti est un mélange de naturalisme et de stylisation élégante. Les figures sont expressives, les physionomies individualisées. Peintes vers 1348, deux ans après celle de saint Martial, elles font une place plus grande à la nature, ce qui permet d’harmoniser les différentes scènes du plafond et des parties hautes des murs. Matteo Giovannetti a également appris à domestiquer un espace exigu et compliqué, percé de fenêtres sur trois côtés, ouvert d’une porte sur le quatrième. Il met à profit l’espace réel – l’ébrasement de la fenêtre à gauche de la porte - pour créer une illusion de profondeur dans l’espace peint – donc feint. L’édicule où se déroule la décollation de saint Jean-Baptiste repose sur un pilier que le peintre place sur l’arête du mur séparant l’ébrasement de la fenêtre de la paroi contigüe, soit au point le plus proche du spectateur. Associé à un essai de perspective géométrique, ce procédé produit chez le spectateur l’impression que l’air circule sous le portique, la colonne étant réellement en avant par rapport au reste de la fresque. En outre, Giovannetti met à profit cet espace anguleux pour renforcer l’intensité dramatique de la scène en isolant saint Jean-Baptiste et son bourreau, séparés de la foule par le double obstacle visuel du pilier et physique de l’angle formé par le mur. D’une scène à l’autre les attitudes et les gestes se répondent, du baptême du Christ par saint Jean-Baptiste au prêche de saint Jean l’Evangéliste. Les visages et les éléments de la nature tirent leur véracité d’une même observation attentive du monde qui entoure le peintre.
Devant la modernité des fresques du palais des papes, on prend brutalement conscience des conséquences radicales de la peste noire de 1348 dans le domaine des arts. Cinquante ans ont été littéralement perdus, effacés, des maîtres comme Giovannetti ayant été nombreux à succomber à la maladie, les survivants hésitant qui plus est à voyager. La pensée, le commerce, les avancées techniques et artistiques ont été considérablement freinées durant la seconde moitié du XIVème siècle. Il faudra attendre le début du Quattrocento pour que les recherches sur l’imitation de la nature et la perspective reprennent…différemment. Impossible de savoir quelles voies auraient empruntées les peintres que l’épidémie a emportés, si une Renaissance plus décorative que mathématique se serait imposée en Italie. La Renaissance cristalline et géométrique de Masaccio ou de Piero della Francesca et le sinueux Gothique International de Gentile da Fabriano et Pisanello descendent tous les deux des fresques de Matteo Giovannetti.
Peintre originaire de Viterbe, Matteo Giovannetti est décrit dans les documents de l’époque comme « peintre du pape ». Responsable de plusieurs chantiers parfois menés simultanément, présent à Avignon pendant plus de deux décennies dès l’été 1343, il semble avoir bénéficié d’un statut à part et joué un véritable rôle de maître d’œuvre, surveillant le travail et le salaire des autres peintres. Il suivra ensuite Urbain V à Rome, lors du retour avorté de la papauté en Italie et réalisera des décors au Vatican, avant de disparaître des archives. Outre les deux chapelles, on lui attribue en Avignon le décor de la Grande Audience dans le palais neuf, dix-huit prophètes sagement alignés deux par deux sur un fond bleu nuit, leurs phylactères flottant au vent. Giovannetti avait peint sous ce voûtain un Jugement Dernier, malheureusement disparu au XIXème siècle. Il est également probable qu’il ait participé à certains décors de la chambre du cerf, revue des chasses plus ou moins nobles pratiquées à l’époque, qui témoigne de l’éveil d’un intérêt nouveau pour la représentation de la nature. Dans la chambre du pape voisine, des cages à oiseaux ouvertes sont peintes en trompe-l’œil sur les ébrasements des fenêtres qui donnent sur les jardins. Les autres parois sont ornées de rinceaux de chêne et de vigne dans un esprit géométrisant que l’on attribue à un atelier français.
Le souvenir du peintre favori de Clément VI s’attarde également dans le Grand Tinel – du bas latin tina, le tonneau –, gigantesque salle de réception dont il sema le plafond d’étoiles d’or sur fond bleu, décor de toile hélas disparu au XVème siècle. Situé au-dessus de la salle du Consistoire, dans le palais vieux de Benoît XII, organisé autour d’un cloître, cet espace est à la mesure du pouvoir papal. Il rivalise par ses dimensions avec la chapelle du palais neuf, longue de 52 mètres et haute de 20, si grande que Viollet-le-Duc proposa d’en faire une cathédrale. Le pape mangeait seul, sous un dais. Aucun autre convive n’avait le privilège de se servir d’un couteau. Par crainte d’un empoisonnement, tous les plats étaient goûtés au préalable, et l’on déposait sur la table du pape la proba, une branche de corail en forme d’arbre à laquelle étaient suspendues des pendeloques – dents de nerval et de requin, silex,… – appelées langues de serpent et censées s’agiter en présence d’un venin…
A l’arrière du Grand Tinel on accède à la tour des cuisines, dont le vertigineux dôme conique, qui semble ne jamais vouloir s’achever, faisait office de hotte. Elle jouxte la tour de Trouillas, utilisée un temps comme prison et sujet de diverses gravures sinistres au XIXème siècle.
Enfin, même en plein hiver, le visiteur ne saurait quitter le palais sans grimper sur la terrasse au-dessus du portail d’entrée. Balayée par le vent, elle offre une large vue sur la ville, le Rhône et le pont Saint-Bénézet qui continue de braver le Rhône comme une ruine inachevée.
1. Matteo Giovannetti, chapelle Saint-Martial, "Résurrection du bourreau du Duc Etienne par saint Martial (1344-45), copyright éditions Gaud.
2. Ruelle derrière le palais des papes.
3. Cour du palais neuf de Clément VI.
4. Cloître du palais vieux de Benoît XII.
5. Vue des toits du palais neuf depuis la terrasse, au sommet de l'aile des dignitaires.
6. Le Grand Tinel.
En face de l’île de la Barthelasse, le pont Saint-Bénézet, le fameux pont d’Avignon à demi effondré, reste comme une esquisse suspendu au dessus du fleuve. Il a perdu toute fonction utilitaire depuis XVIIème siècle, après que les crues successives lui ont arraché plusieurs sections. Les artistes de l’époque ont pourtant continué à l’ériger en emblème de la ville, dessiné au premier plan de leurs vues panoramiques, entre souci de vraisemblance et fascination esthétique pour les ruines. Le vieux pont amoindri et superbe, arc-bouté au-dessus des eaux bouillonnantes, se parcourt, ou plutôt se visite, encore. Du Moyen Age qui le vit naître, s’ériger rapidement grâce aux donations et aumônes, disparaître au gré des crues et s’élever de nouveau, demeurent deux chapelles superposées, comme creusées dans une pile plus large. La plus récente, dédiée au protecteur des bateliers et des nautes, saint Nicolas, s’appuie sur celle consacrée à saint Bénézet, patron des architectes. Au ras des eaux hivernales, cette minuscule chapelle de la fin du XIIème siècle, plus petite qu’une abside, est décorée simplement, de quelques frises de motifs géométriques, comme si les jeux de lumière du soleil qui se couche sur les flots orange étaient sa véritable parure. La voûte jaune pâle, piquée de gouttes de lumière comme de fines étoiles, accueille à bras ouverts l’air du fleuve, qui n’a qu’à se dresser pour venir y déposer une prière.
Revenu sur le tablier du pont qui n’est plus qu’un promontoire battu par le vent, on voit s’étager les volumes de la vieille ville, ses bâtiments s’appuyer et lutter contre des rochers hauts et coupants comme de petites falaises. Tout un chaos de pierre affleure sous l’œuvre humaine. Au sommet du rocher des Doms, l’ancien palais des archevêques ferme la longue place du palais. L’esplanade en pente douce ne sait pas très bien où elle va et distribue à l’aveuglette façades majestueuses et quelconques, maisons sans prétention et grandeur baroque de l’hôtel des monnaies. Le reste de cet édifice semble certes plus discret, selon un pragmatisme qui est à la fois la marque du style baroque et l’une des raisons de son succès. Cet art de théâtre et d’illusion, de frons scenae, s’accommode bien de finances mal en point : si l’argent vient à manquer on se contentera de rhabiller de neuf la façade, sans modifier l’ordonnancement extérieur ou intérieur de l’édifice, ce qui suffira à créer une impression majestueuse.
Un petit parc à l’italienne, étagé et sinueux, surplombe la place. Dans son étang tournent quelques canards, qui profitent d’une vue imprenable sur le désordre des toits de tuile en contrebas, jusqu’au fort Saint-André sur l’autre rive du Rhône.
Plus qu’un lieu de promenade, la place du palais est une frontière entre l’humain et le divin. D’un côté le palais des papes, forteresse hérissée de tours, parcourue de mâchicoulis et de contreforts, prolongée par la haute silhouette de Notre-Dame des Doms et sa vierge rutilante d’or suspendue dans le ciel bleu. Leur faisant face un peu en contrebas – car la place ne semble pas avoir fait l’objet d’un véritable plan d’urbanisme – quelques maisons plutôt grandes, solides, correctement entretenues, mais qui ont ici quelque chose de banal et trop simple, comme si elles avaient escaladé le dos des ruelles sans y prendre garde, regrettant un peu tard d’être montées si haut, penaudes et soudain timides.
Une minuscule ruelle tortueuse s’ouvre sur l’angle sud-est de la place. En l’empruntant, l’on découvre qu’un des contreforts du palais prend directement appui sur un roc qu’il a fallu tailler pour ménager l’espace de la ruelle. Devant la large place la poitrine peut respirer, l’œil s’échapper. Ici en revanche, entre la roche vive et la roche taillée qui prend appui sur elle pour s’élancer à l’assaut du ciel, la rupture d’échelle avec le reste de la ville est manifeste.
Sans avoir fini d’en mesurer l’ampleur verticale et horizontale, il faut bien se résoudre à pénétrer dans ce palais gigantesque, à se laisser avaler par cet océan de pierre. La cour du palais neuf, édifié par Clément VI (1342-1352), le second pape bâtisseur d’Avignon, est celle que l’on découvre en premier – méconnaissable sans les gradins du festival qui la transfigurent. Le soleil fuit, il n’est déjà plus qu’une frange de lumière en haut du mur du palais de Benoît XII (1334-1342), premier pape avignonnais à avoir entrepris des travaux d’importance. De la résidence monacale de l’ancien cistercien à la demeure gothique rayonnant du fastueux Clément VI, le palais, complexe réseau d’ailes et de tours, n’a cessé d’être agrandi et remanié pendant près de quarante ans, jusqu’au retour mouvementé de la papauté à Rome. Retour chaotique puisqu’il s’accompagnera du grand schisme d’occident , qui ne sera résolu qu’en 1417, quarante ans plus tard, avec l’élection de Martin V.
Si le palais est une forteresse, c’est qu’il est également un coffre-fort. Dans les sous-sols de la tour du Pape, certaines dalles du pavement de la salle du trésor se soulèvent pour accueillir archives de l’église et biens précieux, enfermés dans des coffres à plusieurs serrures auxquels trois personnes seulement avaient accès. Le camérier, personnage clef des finances de la papauté, était l’une d’elles. On songe au mythique trésor des Templiers, que jalousait Philippe le Bel au point de réduire en cendres l’ordre des moines soldats. Il n’avait pas hésité quelques années plus tôt, en 1303, à tenter de capturer dans sa résidence d’Anagni le pape Boniface VIII, hostile à sa taxation du clergé français. Les souverainetés nationales émergent et disputent au pape son autorité temporelle. Parmi les papes qui se succèderont sur le siège d’Avignon, beaucoup seront français, soumis d’avance aux volontés du roi de France.
Le camérier logeait au premier étage de la tour du Pape, dans une salle qui n’a pas encore été restaurée. Noire, poussiéreuse et cloquée, elle fait peine à voir. On s’étonne qu’elle soit ouverte à la visite, si ce n’est pour évoquer les sombres heures du château, qui glissa peu dans l’oubli après le départ des papes et l’installation de leurs légats puis vice-légats. Théâtre d’affrontements et de massacres à la Révolution, le palais deviendra ensuite une prison puis une caserne.
Heureusement, la plupart des salles que l’on traverse sont dans un état de conservation meilleur que la chambre du camérier. Sur la salle du Consistoire s’ouvre la tour Saint-Jean, érigée face aux jardins dont il reste quelques vestiges. Elle abrite deux magnifiques chapelles édifiées l’une au dessus de l’autre, peintes à fresque par Matteo Giovannetti. La première est dédiée à saint Jean-Baptiste et saint Jean l’Evangéliste, la seconde à saint-Martial. Ce sont des bijoux de l’art du Trecento, dont il reste peu de témoignages, surtout en France. L’or et l’argent des papes sont depuis longtemps retournés à Rome, dépensés ou disparus, mais les trésors de pigments et de plâtre demeurent.
Bien que la chapelle ait un peu souffert, les fresques permettent toujours de suivre les épisodes de la vie des deux saints. Le style de Giovannetti est un mélange de naturalisme et de stylisation élégante. Les figures sont expressives, les physionomies individualisées. Peintes vers 1348, deux ans après celle de saint Martial, elles font une place plus grande à la nature, ce qui permet d’harmoniser les différentes scènes du plafond et des parties hautes des murs. Matteo Giovannetti a également appris à domestiquer un espace exigu et compliqué, percé de fenêtres sur trois côtés, ouvert d’une porte sur le quatrième. Il met à profit l’espace réel – l’ébrasement de la fenêtre à gauche de la porte - pour créer une illusion de profondeur dans l’espace peint – donc feint. L’édicule où se déroule la décollation de saint Jean-Baptiste repose sur un pilier que le peintre place sur l’arête du mur séparant l’ébrasement de la fenêtre de la paroi contigüe, soit au point le plus proche du spectateur. Associé à un essai de perspective géométrique, ce procédé produit chez le spectateur l’impression que l’air circule sous le portique, la colonne étant réellement en avant par rapport au reste de la fresque. En outre, Giovannetti met à profit cet espace anguleux pour renforcer l’intensité dramatique de la scène en isolant saint Jean-Baptiste et son bourreau, séparés de la foule par le double obstacle visuel du pilier et physique de l’angle formé par le mur. D’une scène à l’autre les attitudes et les gestes se répondent, du baptême du Christ par saint Jean-Baptiste au prêche de saint Jean l’Evangéliste. Les visages et les éléments de la nature tirent leur véracité d’une même observation attentive du monde qui entoure le peintre.
Devant la modernité des fresques du palais des papes, on prend brutalement conscience des conséquences radicales de la peste noire de 1348 dans le domaine des arts. Cinquante ans ont été littéralement perdus, effacés, des maîtres comme Giovannetti ayant été nombreux à succomber à la maladie, les survivants hésitant qui plus est à voyager. La pensée, le commerce, les avancées techniques et artistiques ont été considérablement freinées durant la seconde moitié du XIVème siècle. Il faudra attendre le début du Quattrocento pour que les recherches sur l’imitation de la nature et la perspective reprennent…différemment. Impossible de savoir quelles voies auraient empruntées les peintres que l’épidémie a emportés, si une Renaissance plus décorative que mathématique se serait imposée en Italie. La Renaissance cristalline et géométrique de Masaccio ou de Piero della Francesca et le sinueux Gothique International de Gentile da Fabriano et Pisanello descendent tous les deux des fresques de Matteo Giovannetti.
Peintre originaire de Viterbe, Matteo Giovannetti est décrit dans les documents de l’époque comme « peintre du pape ». Responsable de plusieurs chantiers parfois menés simultanément, présent à Avignon pendant plus de deux décennies dès l’été 1343, il semble avoir bénéficié d’un statut à part et joué un véritable rôle de maître d’œuvre, surveillant le travail et le salaire des autres peintres. Il suivra ensuite Urbain V à Rome, lors du retour avorté de la papauté en Italie et réalisera des décors au Vatican, avant de disparaître des archives. Outre les deux chapelles, on lui attribue en Avignon le décor de la Grande Audience dans le palais neuf, dix-huit prophètes sagement alignés deux par deux sur un fond bleu nuit, leurs phylactères flottant au vent. Giovannetti avait peint sous ce voûtain un Jugement Dernier, malheureusement disparu au XIXème siècle. Il est également probable qu’il ait participé à certains décors de la chambre du cerf, revue des chasses plus ou moins nobles pratiquées à l’époque, qui témoigne de l’éveil d’un intérêt nouveau pour la représentation de la nature. Dans la chambre du pape voisine, des cages à oiseaux ouvertes sont peintes en trompe-l’œil sur les ébrasements des fenêtres qui donnent sur les jardins. Les autres parois sont ornées de rinceaux de chêne et de vigne dans un esprit géométrisant que l’on attribue à un atelier français.
Le souvenir du peintre favori de Clément VI s’attarde également dans le Grand Tinel – du bas latin tina, le tonneau –, gigantesque salle de réception dont il sema le plafond d’étoiles d’or sur fond bleu, décor de toile hélas disparu au XVème siècle. Situé au-dessus de la salle du Consistoire, dans le palais vieux de Benoît XII, organisé autour d’un cloître, cet espace est à la mesure du pouvoir papal. Il rivalise par ses dimensions avec la chapelle du palais neuf, longue de 52 mètres et haute de 20, si grande que Viollet-le-Duc proposa d’en faire une cathédrale. Le pape mangeait seul, sous un dais. Aucun autre convive n’avait le privilège de se servir d’un couteau. Par crainte d’un empoisonnement, tous les plats étaient goûtés au préalable, et l’on déposait sur la table du pape la proba, une branche de corail en forme d’arbre à laquelle étaient suspendues des pendeloques – dents de nerval et de requin, silex,… – appelées langues de serpent et censées s’agiter en présence d’un venin…
A l’arrière du Grand Tinel on accède à la tour des cuisines, dont le vertigineux dôme conique, qui semble ne jamais vouloir s’achever, faisait office de hotte. Elle jouxte la tour de Trouillas, utilisée un temps comme prison et sujet de diverses gravures sinistres au XIXème siècle.
Enfin, même en plein hiver, le visiteur ne saurait quitter le palais sans grimper sur la terrasse au-dessus du portail d’entrée. Balayée par le vent, elle offre une large vue sur la ville, le Rhône et le pont Saint-Bénézet qui continue de braver le Rhône comme une ruine inachevée.
1. Matteo Giovannetti, chapelle Saint-Martial, "Résurrection du bourreau du Duc Etienne par saint Martial (1344-45), copyright éditions Gaud.
2. Ruelle derrière le palais des papes.
3. Cour du palais neuf de Clément VI.
4. Cloître du palais vieux de Benoît XII.
5. Vue des toits du palais neuf depuis la terrasse, au sommet de l'aile des dignitaires.
6. Le Grand Tinel.