dimanche 16 mai 2010

L’art des autres maîtres de l’Inde, tribus et populations rurales en marge de l’hindouisme (2/2)


Loin de s’être repliées sur elles-mêmes, les populations rurales comme tribales ont accompagné les mutations de l’Inde des villes et des castes, intégrant le développement économique et technologique à leurs systèmes d’explication du monde. Ainsi chez les Rathava du Gujarat le mythe de la Création qui est peint dans les maisons illustre un processus encore en train de s’accomplir. Le peintre Paresh Rathwa, qui a sorti ces œuvres de l’espace du foyer, a peint pour le musée du quai Branly une toile reprenant ce mythe. De la vache qui enfouit avec sa corne les premières graines dans le sol, rendant ainsi la terre fertile, aux dernières inventions, la montre et l’avion, un continuum temporel s’installe, qui évoque l’énumération sans fin des éléments d’une liste qui ne cesse de s’allonger…D’abord il y eut la terre…ensuite il y eut le paysan…ensuite il y eut le policier…ensuite il y eut l’avion…ensuite…Nulle rupture dans ce récit des origines mais au contraire un sentiment d’unité entre le présent et les temps immémoriaux.


Intégré dans les mythes, le monde moderne devient un réservoir de motifs iconographiques. La création dans la ville de Bhopal (Madhya Pradesh) à la fin du XXe siècle de trois musées consacrés à l’art des tribus indiennes, le Bharat Bhavan, l’Indira Gandhi National Museum of Art et le Madhya Pradesh Adivasi, a eu une grande influence sur les communautés de la région, incitant certains de leurs membres à s’y installer pour poursuivre une démarche artistique personnelle. On doit à ces artistes tribaux des œuvres délicates comme les avions-oiseaux de Deep Shyam, chimères pointillistes et colorées, ou une relecture faussement naïve des grands évènements du début de XXIe siècle, proposée par Madhu Chitrakar. Deux serpents de flots bleus enserrent en s’entrecroisant sa toile baptisée Tsunami tandis que deux avions à tête d’homme barbu coiffé d’un turban blanc tournoient dans le ciel de celle qui s’intitule 9/11. Rupture d’échelles, horror vacui, formes simples ornées couleurs vives disposées en aplats confèrent à ces œuvres une grande expressivité renforcée par le double sens des motifs, littéral et figuré, du serpent à la vague destructrice et de l’hybride homme avion au terroriste kamikaze et à celui qui le manipule.


La reconnaissance de certains de ces artistes d’origine rurale ou tribale a passé depuis longtemps les frontières de l’Inde. Le peintre warli Jivya Soma Mashe, originaire du Maharashtra, et Jangarh Singh Shyam, de la tribu Pardhan Gond (Madhya Pradesh) ont intégré les circuits internationaux de l’art contemporain avec succès. Ces artistes demeurent toutefois mal à l’aise dans cet univers étranger à leurs valeurs et croyances, tandis que leur nouveau statut d’artiste rend difficile un retour au sein de leur communauté. Si Jivya Soma Mashe habite une modeste maison à la campagne et enseigne son art à des élèves qui copient assis par terre les frêles silhouettes blanches de ses peintures, Jangarh Singh Shyam a eu davantage de mal à trouver sa place. Brusquement mal à l’aise dans le monde de l’art contemporain, persuadé que le musée japonais qui l’accueillait en vue d’une exposition ne le laisserait jamais retourner chez lui, il finit par se pendre dans sa chambre. Dans la dernière lettre qu’il adressa à sa femme, il lui confiait sa détresse et la priait d’interroger les devins pour lui. Demeurent ses formidables peintures et dessins aux couleurs éblouissantes, d’une force parfois tellurique, comme cette antilope s’élevant sur un parterre fait d’empreintes de paumes et doigts, qui insufflent leur rythme à la composition.

Entre artisanat séculaire et art contemporain, la voie qui mène ces autres maîtres de l’Inde à la reconnaissance demeure aussi étroite que délicate.

1. Sculpture de terre cuite dédiée au dieu Ayyanar et à son lieutenant, potiers velar et kusavan, Tamil Nadu.
2. Tête de cheval, monture du dieu Ayyanar, terre cuite, Tamil Nadu, dessin de Lorenzo.
3. Tigre par Jivya Soma Mashe, dessin de Lorenzo.


Les autres maîtres de l'Inde, jusqu'au 18 juillet 2010 au musée du quai Branly.

2 commentaires:

  1. Passionnant ce double article, tout comme cette étonnante expo d'art contemporaine tribale...

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  2. Une vision élargie de l'Inde, loin des cartes postales..Une très bonne idée d'expo.

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