lundi 9 mai 2011

La longue histoire des Dogon (2/2)

Des thèmes communs sont clairement identifiables, même s’il est probable qu’ils aient possédé des significations légèrement distinctes d’un peuple et d’une époque à l’autre.

1.
Le cheval, absent en pays dogon en raison du relief accidenté et de l’aridité des terres, est fréquemment représenté, comme les hermaphrodites, les animaux aquatiques et les figures aux bras levés le long de la tête. La figure du cavalier est traitée chez les Djennenké puis chez les N’Duleri avec une puissante stylisation des formes. Le cheval rappelant à la fois l’envahisseur et la venue des ancêtres sur terre, ce type de figure équestre est généralement interprétée comme une représentation du hogon, clef de voûte de tout village dogon. Choisi par le devin, le binu, le hogon est un homme âgé qui meurt à sa vie antérieure pour jouer un rôle d’intercesseur entre les hommes et Amma, le dieu créateur inaccessible. Il vit seul et reclus dans sa maison, ne parlant pas directement aux hommes mais disposant pour ce faire d’un intermédiaire. La nuit, il s’entretient avec le serpent Lébé, un des ancêtres mythiques ayant guidé les premiers Dogon jusqu’aux falaise de Bandiagara.


2.
La disposition des pièces à l’intérieur des vitrines rend sensible le dynamisme produit par l’absence de symétrie axiale des cavaliers N’Duleri, évolution qui semble apparaître vers le XVIe siècle et que l’on retrouve chez les Dogon. Plusieurs statues représentent des ancêtres dogon franchissant le fleuve Niger sur le dos de tortues ou de crocodiles – nouvelle allusion à la nature aquatique des ancêtres mythiques. Dans la vitrine, la demi-douzaine de figures caracole au sommet de vagues imaginaires, montant des bêtes approximatives, qui souvent se résument à un tronc à peine muni d’une tête et de pattes schématiques. Le dynamisme et la fraîcheur d’évocation n’en sont pas moins saisissants.

3.
La mythologie Dogon telle qu’elle nous est parvenue est loin d’être simple. Bien au contraire, les variantes d’un même mythe sont légions ; elles fourmillent, chacune comportant des éléments qui l’enrichissent et le densifient. Elles nous laissent apercevoir une pensée Dogon très différente de la nôtre, équivoque, sinueuse, tissant des correspondances incessantes entre l’abstrait et le concret. Entre langage et tissage par exemple. Le dieu Amma créa les deux couples de jumeaux – ou les deux jumeaux hermaphrodites – à partir de sa parole et d’un peu de salive. Plus tard, l’un des jumeaux, Nommo, enseigna aux hommes l’art du tissage. A mesure qu’il formait les mots dans sa bouche, le tissu –parole prenait tournure, la langue jouant le rôle de la navette, les dents celui du peigne du métier à tisser. Les motifs tissés sont probablement la matérialisation du contenu de cette parole, sa pérennisation, encore que pour les interpréter il faudrait avoir été initié au préalable.

4.
De même, lors de la sortie des masques dogon, les non-initiés – les femmes et les enfants, tenus à l’écart car associés à la puissance vitale – interprètent le masque kanaga, une double croix, comme un oiseau, là où les initiés voient également le Renard pâle mourant de soif, les pattes écartées, Amma créant le monde en une danse tournoyante entre ciel et terre, mais encore la représentation du sacrifice de Nommo, coupé en quatre morceaux par Amma pour rétablir l’ordre après la fuite de son frère le Renard pâle, parti en emportant un morceau de leur placentas, ce qui symbolise l’inceste avec sa mère la Terre. Pour appréhender ces couches de sens complémentaires, les jeunes garçons étaient initiés au moment de leur circoncision. Il existe encore près du village de Songo un auvent sur lequel sont peints des motifs reprenant les formes de masques et autres symboles dogon. Les premiers fragments de peinture furent rapportés en 1907 par le lieutenant explorateur Louis Desplagnes, en mission pour le musée du Trocadéro.

5.
Privé de l’usage de la parole en châtiment de son crime, le Renard pâle ne peut s’exprimer qu’en laissant les traces de ses pattes sur les tables de divination dessinées à même le sable. Le binu, apte à lire cette langue secrète, inscrit plusieurs fois une même question au moyen de signes, sème de la nourriture pour attirer l’animal puis étudie les marques récoltées pour en tirer des réponses.

6.

Connus voire célèbres de nos jours, les Dogon conservent un bonne partie de leur mystère. Malgré une islamisation croissante, ils demeurent attachés à leurs mythes et à leur culture, qui continuent de faire l’objet de réinterprétations. Si les masques sortent à présent pour satisfaire les touristes autant que pour apaiser les âmes des morts et se concilier leur énergie vitale, cette nyama qui rôde d’un monde à l’autre et peut devenir néfaste, ces fêtes attirent également de nombreux Dogon établis en ville et sont l’occasion de remettre au goût du jour la forme et les matériaux utilisés pour confectionner les masques.

Ce présent de l’histoire Dogon, l’exposition du musée du quai Branly l’effleure à peine, le réservant peut-être pour une expo future. On l’espère !

Photos de l'exposition :
1. et 3. : cavaliers N'Duleri
2. et 6. : figures d'ancêtres dogon franchissant le fleuve Niger
4. : masque du singe blanc, dogon
5. : photo d'une photo de l'auvent dit Desplagnes, prise dans les années 1970

dimanche 8 mai 2011

La longue histoire des Dogon (1/2)

1.

Bien souvent, les objets d’art africain parvenus jusqu’à nous ont été récoltés lors de missions d’exploration ou d’ethnographie et ne remontent guère au-delà du XIXe siècle. Les statues, masques et objets du quotidien dogon rassemblés au musée du quai Branly jusqu’au 3 juillet sont donc doublement exceptionnels, par leur ancienneté et leur état de conservation. Mais surtout, leur réunion dans un même lieu rend manifestes les emprunts formels entre populations dogon, pré-dogon et voisines des Dogon. Les Tellem, Niongom et Tombo, qui vivaient en pays dogon avant l’arrivée de ces derniers, sont en effet représentés, de même que des peuples ayant vécu sur le plateau et les falaises ocre de Bandiagara en même temps que les Dogon, Djennenké et N’duleri.

2.
Le visiteur a ainsi devant les yeux un panorama de la création artistique du XIe au XXe siècle dans cette région du sud est du Mali, à l’écart des routes caravanières et hors de portée des empires. Le relief escarpé des falaises de Bandiagara, refuge naturel, a attiré et retenu des populations variées pendant plus de dix siècles. Le temps long de l’histoire artistique est pour une fois visible, et ce dans un même espace géographique. Malgré les inévitables lacunes, c’est un continuum créatif rare qui s’offre au visiteur. Ce dernier peut observer l’importance de motifs iconographiques tels que le cheval ou le crocodile, la figuration ou non de scarifications, de bijoux et de vêtements, la présence ou l’absence d’une patine sacrificielle. Les jeux d’influences entre populations, voire entre villages, deviennent lisibles. Chaque statue se trouve replacée au sein d’une famille d’œuvres et d’un réseau d’emprunts et de réinterprétations qui l’englobent et la dépassent. Nous pouvons soudain appréhender l’avant et l’après de cette figure. Le temps long émerge du sable ocre du pays dogon avec l’histoire de ses statues.



3.

Au nord, l’empire du Ghana pousse dès le Xe siècle les Djennenké à fuir l’islamisation forcée. Leur migration s’achève au XIe siècle dans les falaises de Bandiagara. Au XIVe siècle viennent ensuite les Dogon, du sud cette fois, fuyant l’empire du Mali gourmand en soldats et en esclaves. Leur présence bouleverse la localisation des peuples qui habitent le plateau. Des Tellem, on ignore s’ils furent assimilés par les Dogon, ou bien chassés vers une zone plus reculée de la falaise de Bandiagara. Les Dogon les considèrent comme leurs ancêtres, comme un peuple très puissant qui détenait le pouvoir de voler dans les airs et surtout de faire tomber la pluie. Cette interprétation mythique des Tellem s’appuie sur une base réelle : nombre de statues Tellem ont été retrouvées dans des lieux difficilement accessibles. Par ailleurs jusqu’aux XI-XIIe siècles le pays dogon bénéficiait d’un régime des pluies plus abondant, qui favorisait l’agriculture. La situation changea brusquement et la sécheresse s’installa. Les nouveaux venus sur la falaise attribuèrent ce changement climatique à la disparition des Tellem, en qui ils virent par ricochet les heureux habitants d’un âge d’or, doués de pouvoirs magiques, proches des premiers ancêtres Dogon, ces huit jumeaux descendus sur terre dans une arche tirée par un cheval. L’arche se brisa avant de toucher le sol et sous la violence du choc le corps serpentiforme des ancêtres se rompit en plusieurs points. Les articulations étaient nées, rendant possible l’agriculture et la danse.

4.

Certaines statues Niongom donnent une image saisissante de ces ancêtres hermaphrodites – variante des jumeaux de sexes opposés – dont le corps sans structure ondule au rythme des sinuosités de la branche dans laquelle il a été taillé. Les bras levés des statues Tellem seront repris dans la statuaire dogon, peut-être en espérant que cette posture était magique, c’est-à-dire efficace, susceptible de faire tomber l’eau tant désirée. Les Dogon utilisaient également des « accroche nuages », objets en fer, matériau réputé magique, qu’ils plaçaient sur le toit des habitations. De la magie supposée à la prière dont le résultat est incertain, l’histoire des peuples de la falaise suit celle du climat sous lequel ils vivent, en poésie et pragmatisme.



Autre indice de la puissance surnaturelle prêtée aux peuples les ayant précédés sur la falaise, cette anecdote concernant la découverte par Denise Paulme d’une statue Niongom au fond d’une case, enterrée jusqu’au cou dans le sol. Malgré ce désintérêt apparent, les habitants du village refusèrent de toucher l’objet, expliquant qu’il se trouvait là avant leur arrivée. Respect et crainte entouraient encore la statue plusieurs siècles quoiqu’elle ait cessé d’être utilisée.
5.


La suite demain les amis !


Photo de l'exposition du musée du quai Branly :

1. Gros plan de la statue Niongom découverte aux trois-quarts enterrée par Denise Paulme, XVI-XVIIe siècles
2. Statuette Tellem
, XIV - XVe siècles
3. Statuette de cavalier Djennenké, XIV - XVe siècles
4. Statues Niongom, dont celle découverte par Denise Paulme,
XVI-XVIIe siècles
5. Statuettes Tellem aux bras levés représentant probablement les couples de jumeaux hermaphrodites, ancêtres mythiques, XVe siècle, musée Dapper.