Nous sommes paradoxalement mieux renseignés sur les périodes de Kerma et de Napata que sur celle de Méroé, les hiéroglyphes égyptiens étant alors abandonnés au profit d’une écriture autochtone phonétique, présentant deux formes, hiéroglyphique et cursive. Bien que déchiffrée au début du XXe siècle, cette écriture n’a pas encore été traduite. Nous pouvons lire les phrases, mais leur sens nous échappe, le méroïtique ayant disparu au cours du IVe ou Ve siècle sans laisser de descendance. L’étude des langues parlées de nos jours au Soudan et au Tchad permet toutefois de réaliser des progrès non négligeables.
Stratégiquement placés le long du Nil, les royaumes kouchites successifs ont bénéficié des échanges avec l’Egypte puis avec la Grèce hellénistique et l’Empire romain. Plusieurs chefs-d’œuvre découverts lors de fouilles en témoignent : lampe à huile avec centaure sur l’anse, flacon en forme de tête de chérubin, statue porte-flambeau de Dionysos…Cadeaux diplomatiques, taxes douanières ou butin de guerre, ils enrichissent et influencent l’art méroïtique comme en témoigne la statue d’un roi archer en bronze recouvert de feuilles d’or, d’une stylisation raffinée et pleine de vie. L’art méroïte fait cependant le tri dans les influences qui lui parviennent. Une céramique très épurée, à motifs blancs sur patine noire, se maintient tout au long de la période à côté d’une céramique plus sophistiquée, influencée par le monde hellénisé (polychromie, rinceaux de vigne…) y compris chez les classes les plus aisées. De même en matière religieuse. Si Dionysos semble avoir retenu l’attention des souverains, comme, peut-être, Zeus Hélios, il semble qu’il faille l’attribuer à des similitudes avec des cultes déjà installés (respectivement Isis/Osiris et le dieu autochtone Masa) plutôt qu’à un attrait pour les nouveautés religieuses.
Au sommet du panthéon méroïte figurent Amon, dieu dynastique d’origine égyptienne, dont le nom se retrouve chez celui de nombreux souverains, et Apedemak, dieu-lion autochtone luttant contre les forces du Chaos. La relation entre le roi et Apedemak est étroite, la mission du monarque étant de sauvegarder l’intégrité de son territoire, condition primordiale à la prospérité du royaume. De dieu guerrier terrassant des nuées d’ennemis, Apedemak passe ainsi à son second rôle, celui de dieu nourricier. Des statues de lion ont été retrouvées aux abords des bassins aménagés pour collecter les eaux pluviales, assurant une double fonction de protection et de fertilité. Cet aspect permet de mieux comprendre les nombreuses scènes de triomphe et de massacre de prisonniers enchaînés, dévorés par des vautours, des lions ou encore transpercés de pieux, hampe pour l’étendard d’Apedemak. Symboliques et magiques, ces scènes visent à exalter et renforcer la puissance du dieu et du roi son serviteur, et non à illustrer des faits réels.
2.
Dieux nubiens et égyptiens plus ou moins réinterprétés semblent avoir formé à Méroé un ensemble homogène et original, qui conserve une bonne part de son mystère. Parmi eux la déesse Isis jouit d’une grande importance. La proximité du sanctuaire de Philae, à la frontière de la Basse-Nubie, a familiarisé très tôt les kouchites avec le culte de la « Grande Magicienne » considérée comme la mère symbolique du roi, représentant d’Horus sur terre. A l’instar d’Apedemak, Isis apparaît comme une pourvoyeuse de vie, pouvoir qui s’étend par-delà de la mort, en référence à son époux Osiris, qu’elle ramèna temporairement à la vie. La déesse apparaît en bas-relief sur les parois des chapelles funéraires des rois et de l’élite. Par glissement, le couple Isis/Osiris est associé, comme en Egypte, au phénomène de crue et décrue du Nil, qui en Nubie aussi permettait, conjugué à une courte saison des pluies, de pratiquer l’agriculture. Les eaux du Nil sont ainsi parfois présentes en contexte funéraire : les méroïtes les plus modestes se font enterrer avec une jarre de l’eau du Nil, disposée près de la tête du mort.
Les élites locales et la famille royale faisaient quant à elles édifier des pyramides précédées d’une chapelle permettant de réaliser des libations en l’honneur du défunt. La chambre funéraire se situait à l’aplomb de la pyramide, plusieurs mètres en dessous, creusée dans la roche. Comme en Egypte, le corps reposait dans un sarcophage. Avec l’affaiblissement progressif de l’empire de Méroé à partir du IIIe siècle, des pratiques anciennes comme le tumulus et la position recroquevillée du corps, genoux ramenés vers le menton, réapparaîtront.
Au début de notre ère, la voie nilotique perd peu à peu de son importance au profit de la mer Rouge, entraînant l’affaiblissement de Méroé au profit du royaume abyssin d’Axoum qui contrôle cette zone. Les tribus nomades noba et nobades finissent par envahir Méroé, tout en préservant l’apparence de certains rites. On adore encore sporadiquement Amon à la fin du IVe siècle, alors que l’empereur Théodose proclame le christianisme religion officielle de l’Empire romain en 380 puis interdit les cultes païens en 392. Ainsi s’achève la seconde vie, africaine, des dieux et rites égyptiens, au-delà de la première cataracte du Nil. Il faudra attendre le XIXe siècle pour que l’essor de l’archéologie leur en offre une troisième.
L'exposition "Méroé, un empire sur le Nil" se tient jusqu'au 6 septembre 2010 au musée du Louvre ( aile Richelieu).
Pour en savoir plus :
Méroé, un empire sur le Nil , catalogue de l’exposition sous la direction de Michel Baud, Musée du Louvre Editions, 2010.
Le dossier thématique consacré à l’exposition sur le site du musée du Louvre.
Photographies issues de Connaissance des Arts n°681 :
1. Temple d'Apedemak (à gauche) et "kiosque romain" à Naga, Ier siècle.
2. Temple d'Apedemak à Moussawarat es-Soufra, défilé des dieux sur le mur extérieur, IIIe siècle av. J.-C.
jeudi 26 août 2010
mercredi 25 août 2010
Méroé, un royaume sous le sable
1.
Ce qu’il reste de Méroé, c’est ce nom grec, transcription approximative mais euphonique du Medewe méroïte, qui désigne un territoire mouvant selon que l’on parle de la cité royale, du territoire qui l’entourait – la fameuse « île de Méroé », entre le Nil blanc, l’Atbara et le Nil bleu – ou du royaume dont elle était le centre, du IIIe siècle avant J.-C. au IVe siècle de notre ère.
C’est ce nom qui, roulant dans ses sonorités un écho d’images exotiques et merveilleuses, de candace borgne tenant tête à l’empereur Auguste, du dieu-lion guerrier Apedemak, de pyramides farouches, aux sommets piquants comme des aiguilles, de cités cachées entre les méandres du Nil, parmi les rochers des cataractes, c’est ce nom donné par l’ennemi qui a préservé Méroé de l’oubli, alors que sur les cartes son nom s’effaçait, que la langue et son écriture disparaissaient, que les routes qui y menaient se perdaient dans le désert ou parmi les acacias.
Un nom qui sent la steppe et les bêtes sauvages, l’or, l’ébène et l’ivoire, et plus obsédant encore, les sources du fleuve roi, dispensateur de vie. Comme si découvrir les sources du Nil permettrait de percer un quelconque secret, plusieurs explorateurs en ont remonté le cours, entre herbes vertes et sable jaune, de massifs granitiques en larges vallées fertiles. Chemin faisant, ils ont aperçu à l’horizon le profil aigu des pyramides de Méroé, de ses nécropoles sud et nord. Le premier à s’arrêter, à marcher dans ce mirage et donc à découvrir Méroé, fut Frédéric Caillaud le 25 avril 1822 : « Qu’on se peigne la joie que j’éprouvai en découvrant les sommets d’une foule de pyramides, dont les rayons du soleil, peu élevé encore sur l’horizon, doraient majestueusement les cimes ! Jamais, non jamais, jour plus heureux n’avait lui pour moi ! »
Mais le royaume de Méroé est aussi le dernier chapitre d’une histoire en trois temps, qui court sur plus de trois mille ans. Au début du troisième millénaire, les sources égyptiennes mentionnent un pays de Yam, centré autour de la ville de Kerma, en amont de la troisième cataracte. L’Egypte le combat ensuite au deuxième millénaire sous le nom de pays de Kouch. Les échanges commerciaux et culturels ne s’en poursuivent pas moins, et s’intensifient même au premier millénaire, quand l’Egypte conquiert le territoire nubien jusqu’à la troisième cataracte. Ce phénomène d’acculturation permet aux rois kouchites de revenir sur le devant de la scène au VIIIe siècle avant notre ère : la XXVe dynastie (747-v.656 av. J.-C.), dite des pharaons noirs, se compose de six rois nubiens qui règnent conjointement sur l’Egypte et la Nubie, comme symbolisé fièrement par le double uræus figurant à l’avant de leur coiffe-bonnet. Piânkhy et ses successeurs entendent rétablir l’orthodoxie religieuse et les traditions égyptiennes. Ils introduisent ainsi les pyramides dans les nécropoles nubiennes, ou le tumulus prédominait jusqu’alors. Le culte à Amon revêt dès cette époque une grande importance, qui ne se démentira pas à l’époque méroïtique. Il semblerait qu’Amon sous sa forme criocéphale ait pu être assimilé à un dieu-bélier kouchite, adoré dès la période de Kerma.
Le royaume de Napata (VIIe-IVe siècle avant J.-C.) qui succède à la XXVe dynastie, fait figure d’ancêtre direct du royaume de Méroé. Une des hypothèses avancées pour expliquer le déplacement du centre de gravité du royaume vers le sud est la campagne militaire du pharaon Psammétique II en - 591. Il semble avoir atteint et détruit Napata, tandis que Méroé, moins vulnérable, devenait un refuge. Quoiqu’il en soit, on fait traditionnellement débuter la période méroïtique vers 270 avant J.-C., quand Arkamani Ier fait de Méroé, alors ville provinciale au nord de la sixième cataracte, la nouvelle nécropole royale, peut-être à la suite d’un changement de dynastie. La ville de Napata conserve une grande importance religieuse, tandis que de nouveaux centres émergent. Dès la fin du IIIe avant notre ère, Arnekhamani édifie un temple à Apedemak à Moussawarat es-Soufra, au sud de Méroé. Au Ier siècle après J.-C., le roi Natakamani et la candace Amanitore font construire des temples à Amon et Apedemak à Naga, à Isis à Ouad ben Naga et restaurent les temples d’Amon à Méroé et au Djebel Barkal, cette dernière étant une nécropole royale depuis la XXVe dynastie.
Suite et fin de l'article demain !
Photographies issues de Connaissance des Arts n°681 :
1. Nécropole nord de Méroé.
2. Moussawarat es-Soufra, temple dédié au dieu-lion Apedemak (v. 200-150 av. J.-C.), relief représentant Apedemak donnant le sceptre royal au roi Arnekhamani.
Ce qu’il reste de Méroé, c’est ce nom grec, transcription approximative mais euphonique du Medewe méroïte, qui désigne un territoire mouvant selon que l’on parle de la cité royale, du territoire qui l’entourait – la fameuse « île de Méroé », entre le Nil blanc, l’Atbara et le Nil bleu – ou du royaume dont elle était le centre, du IIIe siècle avant J.-C. au IVe siècle de notre ère.
C’est ce nom qui, roulant dans ses sonorités un écho d’images exotiques et merveilleuses, de candace borgne tenant tête à l’empereur Auguste, du dieu-lion guerrier Apedemak, de pyramides farouches, aux sommets piquants comme des aiguilles, de cités cachées entre les méandres du Nil, parmi les rochers des cataractes, c’est ce nom donné par l’ennemi qui a préservé Méroé de l’oubli, alors que sur les cartes son nom s’effaçait, que la langue et son écriture disparaissaient, que les routes qui y menaient se perdaient dans le désert ou parmi les acacias.
Un nom qui sent la steppe et les bêtes sauvages, l’or, l’ébène et l’ivoire, et plus obsédant encore, les sources du fleuve roi, dispensateur de vie. Comme si découvrir les sources du Nil permettrait de percer un quelconque secret, plusieurs explorateurs en ont remonté le cours, entre herbes vertes et sable jaune, de massifs granitiques en larges vallées fertiles. Chemin faisant, ils ont aperçu à l’horizon le profil aigu des pyramides de Méroé, de ses nécropoles sud et nord. Le premier à s’arrêter, à marcher dans ce mirage et donc à découvrir Méroé, fut Frédéric Caillaud le 25 avril 1822 : « Qu’on se peigne la joie que j’éprouvai en découvrant les sommets d’une foule de pyramides, dont les rayons du soleil, peu élevé encore sur l’horizon, doraient majestueusement les cimes ! Jamais, non jamais, jour plus heureux n’avait lui pour moi ! »
Mais le royaume de Méroé est aussi le dernier chapitre d’une histoire en trois temps, qui court sur plus de trois mille ans. Au début du troisième millénaire, les sources égyptiennes mentionnent un pays de Yam, centré autour de la ville de Kerma, en amont de la troisième cataracte. L’Egypte le combat ensuite au deuxième millénaire sous le nom de pays de Kouch. Les échanges commerciaux et culturels ne s’en poursuivent pas moins, et s’intensifient même au premier millénaire, quand l’Egypte conquiert le territoire nubien jusqu’à la troisième cataracte. Ce phénomène d’acculturation permet aux rois kouchites de revenir sur le devant de la scène au VIIIe siècle avant notre ère : la XXVe dynastie (747-v.656 av. J.-C.), dite des pharaons noirs, se compose de six rois nubiens qui règnent conjointement sur l’Egypte et la Nubie, comme symbolisé fièrement par le double uræus figurant à l’avant de leur coiffe-bonnet. Piânkhy et ses successeurs entendent rétablir l’orthodoxie religieuse et les traditions égyptiennes. Ils introduisent ainsi les pyramides dans les nécropoles nubiennes, ou le tumulus prédominait jusqu’alors. Le culte à Amon revêt dès cette époque une grande importance, qui ne se démentira pas à l’époque méroïtique. Il semblerait qu’Amon sous sa forme criocéphale ait pu être assimilé à un dieu-bélier kouchite, adoré dès la période de Kerma.
Le royaume de Napata (VIIe-IVe siècle avant J.-C.) qui succède à la XXVe dynastie, fait figure d’ancêtre direct du royaume de Méroé. Une des hypothèses avancées pour expliquer le déplacement du centre de gravité du royaume vers le sud est la campagne militaire du pharaon Psammétique II en - 591. Il semble avoir atteint et détruit Napata, tandis que Méroé, moins vulnérable, devenait un refuge. Quoiqu’il en soit, on fait traditionnellement débuter la période méroïtique vers 270 avant J.-C., quand Arkamani Ier fait de Méroé, alors ville provinciale au nord de la sixième cataracte, la nouvelle nécropole royale, peut-être à la suite d’un changement de dynastie. La ville de Napata conserve une grande importance religieuse, tandis que de nouveaux centres émergent. Dès la fin du IIIe avant notre ère, Arnekhamani édifie un temple à Apedemak à Moussawarat es-Soufra, au sud de Méroé. Au Ier siècle après J.-C., le roi Natakamani et la candace Amanitore font construire des temples à Amon et Apedemak à Naga, à Isis à Ouad ben Naga et restaurent les temples d’Amon à Méroé et au Djebel Barkal, cette dernière étant une nécropole royale depuis la XXVe dynastie.
Suite et fin de l'article demain !
Photographies issues de Connaissance des Arts n°681 :
1. Nécropole nord de Méroé.
2. Moussawarat es-Soufra, temple dédié au dieu-lion Apedemak (v. 200-150 av. J.-C.), relief représentant Apedemak donnant le sceptre royal au roi Arnekhamani.
jeudi 5 août 2010
Les Lalanne
1.
Le musée des Arts décoratifs de Paris a récemment consacré une exposition à Claude et François-Xavier Lalanne, sculpteurs de la chimère et du monde vivant, encore trop peu connus.
Les Lalanne ont commencé par un grand coup, vingt-quatre Moutons de laine présentés comme pouvant faire office de sièges au Salon de la jeune peinture en 1966. Plusieurs caractéristiques majeures de l’art de François-Xavier Lalanne s’y trouvent réunies : son penchant pour les sujets animaliers, la composante fonctionnelle de ses sculptures, l’humour qui provoque le rire, par exemple à la vue d’un appartement envahi par un troupeau de moutons. Intitulé Pour Polyphème, ces sympathiques brebis ne sont pas de simples herbivores. En lieu et place des compagnons d’Ulysse, elles cachent sous leur ventre le sourire et le jeu qui s’immiscent l’air de rien dans la sculpture contemporaine.
Si François-Xavier Lalanne s’amuse à inventer une fonction à ses sculptures – Gorille de sûreté, c’est-à-dire coffre-fort, Babouin cheminée, Oiseau chaise à bascule, Hippopotame baignoire, Mouche toilette – ce sont des possibilités d’utilisation qui servent la forme sans prendre le pas sur elle. Ce supplément de fonctionnalité désacralise l’œuvre, la rend familière, nous autorise à la toucher pour y déposer des objets précieux, nous y asseoir ou prendre un bain. Descendue de son piédestal, l’œuvre d’art ne se résume pourtant pas à sa fonction. Les Lalanne se définissent comme des sculpteurs. Ils fabriquent de beaux objets éventuellement utiles ou parfaitement superflus, loin du travail des designers qui prennent comme point de départ les objets du quotidien. Les fonctions dont sont parées leurs œuvres ont le pétillant du trait d’esprit qui les a fait naître. Jeux de mots et associations d’idées abondent, sans être ni systématiques ni immédiats. Pourquoi un Rhinocrétaire – Rhinocéros secrétaire – ou un Rhinocéros canapé ? Les volumes de cette bête fabuleuse, qui semble constituée de pièces d’armures, ont stimulé l’imagination de François-Xavier Lalanne, comme jadis celle des miniaturistes moghols qui recomposaient un animal par l’association des volumes de multiples autres.
Les Lalanne posent sur l’art des époques antérieures un regard curieux, rêveur et sans préjugés. Certains hybrides de François-Xavier, comme le Grand Chat polymorphe, le Lapin à vent ou le Minotaure, par leurs volumes épurés, leur monstruosité contrôlée, évoquent la statuaire de la Grèce archaïque ou de l’époque romane. Il y ajoute une fonction aussi fantaisiste que véritable, propre à séduire les enfants et tous les adeptes d’un monde onirique où l’on se baigne dans un hippopotame, dort dans un lit oiseau et boit un verre accoudé à un bar sauterelle.
Cette nouveauté familière, ce charme que dégagent les pièces des Lalanne, n’est pas uniquement dû à cette heureuse et libre inspiration de l’art des périodes précédentes, ni à cette drôlerie qui fait immédiatement accepter au public qu’une sauterelle d’un mètre de long ou un chat ailé muni de sabots puissent être un bar. Le monde enjoué et fantaisiste des Lalanne, fenêtre sur l’âme de ses créateurs, fascine également par l’inquiétante étrangeté qui le traverse, le sous-tend. Le Lit cocodoll, sous son gracieux dais de tissu blanc orné d’une tête d’oiseau, repose sur de puissantes pattes pourvues de griffes. Le Lapin à vent au corps de taureau, le Chat polymorphe aux mamelles de truie semblent être le fruit d’improbables et hasardeux croisements, échappés de l’île du docteur Moreau. Chimères pétrifiées, les statues de François-Xavier Lalanne gardent leur secret, comme des objets dont le sens aurait été perdu.
4.
Ce caractère mystérieux et énigmatique est tout aussi présent dans les œuvres de Claude Lalanne. Procédant par galvanoplastie d’éléments végétaux ou animaux et de moulages du corps humain, son art semble dériver de pratiques secrètes et magiques comme l’alchimie ou l’embaumement. Elle assemble ensuite ces fragments hétéroclites, les rapproche sans a priori pour étudier les correspondances formelles, les accords nouveaux qui naissent de leur juxtaposition. La nature, devenue métal à l’issue d’une immersion prolongée dans des bains d’ions métalliques parcourus par un courant électrique, conserve pourtant sa fraîcheur, comme si la sève et la vie coulaient toujours. Les Portes du jardin, brindilles de cuivre qui semblent garder le royaume des fées, les chaises Hosta, les bancs de branchages, ne sont fragiles qu’en apparence. Ils soutiennent le poids du visiteur, ne s’affaissent ni ne se fanent avec le temps.
La parenté avec les souples lignes végétales de l’Art nouveau ou les boiseries chantournées du XVIIIe siècle est sensible, de même que l’influence du surréalisme dans certaines associations audacieuses : Collier-bouche, Choupatte monté sur des pattes de poule, Pain-pieds prêt à s’enfuir grâce à ses pieds d’enfants…La réunion de ces caractéristiques, jointe à la vérité botanique et anatomique des éléments, est, elle, nouvelle.
L’élégance préside à la création des pièces de Claude Lalanne, tour à tour facétieuse – un Choupatte, est-ce bien sérieux ? – ou inquiétante, comme cette Main-fenouil ou ces Doigts, moules à quenelles en forme de doigts d’enfants, conçus à l’occasion du Dîner cannibale organisé par Daniel Spoerri dans sa galerie Eat-Art en 1970…Difficile de dire si les enchantements du palais de Dame Claude, chandelles et miroirs soutenus par des plantes aquatiques, feuilles de gingko biloba gigantesques servant de bancs, ne sont que d’inoffensives féeries, apprivoisées par Yves Saint-Laurent pour son appartement rue de Babylone, ou bien si le visiteur imprudent pourrait se retrouver affublé d’un chou en guise de visage, comme L’Homme à tête de chou, acquis par un certain Serge Gainsbourg.
Photos issues de Connaissance des Arts n°681 :
1. F -X Lalanne, Grand Chat polymorphe, 1998, bronze, coll. de Peter Marino, Southampton, New York.
2. F-X Lalanne, Rhinocéros II, 1967, laiton poli, bois, queue en cuir, armature en acier.
3. F-X Lalanne, Minotaure, 1999, bronze, coll. de Peter Marino, Southampton, New York.
4. C. Lalanne, collier Soleil, vers 1970, bronze doré et laiton.
5. C. Lalanne, chaise Gingko, 2001, bronze.
Pour en savoir plus :
Daniel Abadie, Lalanne(s), éd. Flammarion, 2008.
Les Lalanne ont commencé par un grand coup, vingt-quatre Moutons de laine présentés comme pouvant faire office de sièges au Salon de la jeune peinture en 1966. Plusieurs caractéristiques majeures de l’art de François-Xavier Lalanne s’y trouvent réunies : son penchant pour les sujets animaliers, la composante fonctionnelle de ses sculptures, l’humour qui provoque le rire, par exemple à la vue d’un appartement envahi par un troupeau de moutons. Intitulé Pour Polyphème, ces sympathiques brebis ne sont pas de simples herbivores. En lieu et place des compagnons d’Ulysse, elles cachent sous leur ventre le sourire et le jeu qui s’immiscent l’air de rien dans la sculpture contemporaine.
Si François-Xavier Lalanne s’amuse à inventer une fonction à ses sculptures – Gorille de sûreté, c’est-à-dire coffre-fort, Babouin cheminée, Oiseau chaise à bascule, Hippopotame baignoire, Mouche toilette – ce sont des possibilités d’utilisation qui servent la forme sans prendre le pas sur elle. Ce supplément de fonctionnalité désacralise l’œuvre, la rend familière, nous autorise à la toucher pour y déposer des objets précieux, nous y asseoir ou prendre un bain. Descendue de son piédestal, l’œuvre d’art ne se résume pourtant pas à sa fonction. Les Lalanne se définissent comme des sculpteurs. Ils fabriquent de beaux objets éventuellement utiles ou parfaitement superflus, loin du travail des designers qui prennent comme point de départ les objets du quotidien. Les fonctions dont sont parées leurs œuvres ont le pétillant du trait d’esprit qui les a fait naître. Jeux de mots et associations d’idées abondent, sans être ni systématiques ni immédiats. Pourquoi un Rhinocrétaire – Rhinocéros secrétaire – ou un Rhinocéros canapé ? Les volumes de cette bête fabuleuse, qui semble constituée de pièces d’armures, ont stimulé l’imagination de François-Xavier Lalanne, comme jadis celle des miniaturistes moghols qui recomposaient un animal par l’association des volumes de multiples autres.
Les Lalanne posent sur l’art des époques antérieures un regard curieux, rêveur et sans préjugés. Certains hybrides de François-Xavier, comme le Grand Chat polymorphe, le Lapin à vent ou le Minotaure, par leurs volumes épurés, leur monstruosité contrôlée, évoquent la statuaire de la Grèce archaïque ou de l’époque romane. Il y ajoute une fonction aussi fantaisiste que véritable, propre à séduire les enfants et tous les adeptes d’un monde onirique où l’on se baigne dans un hippopotame, dort dans un lit oiseau et boit un verre accoudé à un bar sauterelle.
Cette nouveauté familière, ce charme que dégagent les pièces des Lalanne, n’est pas uniquement dû à cette heureuse et libre inspiration de l’art des périodes précédentes, ni à cette drôlerie qui fait immédiatement accepter au public qu’une sauterelle d’un mètre de long ou un chat ailé muni de sabots puissent être un bar. Le monde enjoué et fantaisiste des Lalanne, fenêtre sur l’âme de ses créateurs, fascine également par l’inquiétante étrangeté qui le traverse, le sous-tend. Le Lit cocodoll, sous son gracieux dais de tissu blanc orné d’une tête d’oiseau, repose sur de puissantes pattes pourvues de griffes. Le Lapin à vent au corps de taureau, le Chat polymorphe aux mamelles de truie semblent être le fruit d’improbables et hasardeux croisements, échappés de l’île du docteur Moreau. Chimères pétrifiées, les statues de François-Xavier Lalanne gardent leur secret, comme des objets dont le sens aurait été perdu.
4.
Ce caractère mystérieux et énigmatique est tout aussi présent dans les œuvres de Claude Lalanne. Procédant par galvanoplastie d’éléments végétaux ou animaux et de moulages du corps humain, son art semble dériver de pratiques secrètes et magiques comme l’alchimie ou l’embaumement. Elle assemble ensuite ces fragments hétéroclites, les rapproche sans a priori pour étudier les correspondances formelles, les accords nouveaux qui naissent de leur juxtaposition. La nature, devenue métal à l’issue d’une immersion prolongée dans des bains d’ions métalliques parcourus par un courant électrique, conserve pourtant sa fraîcheur, comme si la sève et la vie coulaient toujours. Les Portes du jardin, brindilles de cuivre qui semblent garder le royaume des fées, les chaises Hosta, les bancs de branchages, ne sont fragiles qu’en apparence. Ils soutiennent le poids du visiteur, ne s’affaissent ni ne se fanent avec le temps.
La parenté avec les souples lignes végétales de l’Art nouveau ou les boiseries chantournées du XVIIIe siècle est sensible, de même que l’influence du surréalisme dans certaines associations audacieuses : Collier-bouche, Choupatte monté sur des pattes de poule, Pain-pieds prêt à s’enfuir grâce à ses pieds d’enfants…La réunion de ces caractéristiques, jointe à la vérité botanique et anatomique des éléments, est, elle, nouvelle.
L’élégance préside à la création des pièces de Claude Lalanne, tour à tour facétieuse – un Choupatte, est-ce bien sérieux ? – ou inquiétante, comme cette Main-fenouil ou ces Doigts, moules à quenelles en forme de doigts d’enfants, conçus à l’occasion du Dîner cannibale organisé par Daniel Spoerri dans sa galerie Eat-Art en 1970…Difficile de dire si les enchantements du palais de Dame Claude, chandelles et miroirs soutenus par des plantes aquatiques, feuilles de gingko biloba gigantesques servant de bancs, ne sont que d’inoffensives féeries, apprivoisées par Yves Saint-Laurent pour son appartement rue de Babylone, ou bien si le visiteur imprudent pourrait se retrouver affublé d’un chou en guise de visage, comme L’Homme à tête de chou, acquis par un certain Serge Gainsbourg.
Photos issues de Connaissance des Arts n°681 :
1. F -X Lalanne, Grand Chat polymorphe, 1998, bronze, coll. de Peter Marino, Southampton, New York.
2. F-X Lalanne, Rhinocéros II, 1967, laiton poli, bois, queue en cuir, armature en acier.
3. F-X Lalanne, Minotaure, 1999, bronze, coll. de Peter Marino, Southampton, New York.
4. C. Lalanne, collier Soleil, vers 1970, bronze doré et laiton.
5. C. Lalanne, chaise Gingko, 2001, bronze.
Pour en savoir plus :
Daniel Abadie, Lalanne(s), éd. Flammarion, 2008.
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