jeudi 5 août 2010

Les Lalanne

1.

Le musée des Arts décoratifs de Paris a récemment consacré une exposition à Claude et François-Xavier Lalanne, sculpteurs de la chimère et du monde vivant, encore trop peu connus.
Les Lalanne ont commencé par un grand coup, vingt-quatre Moutons de laine présentés comme pouvant faire office de sièges au Salon de la jeune peinture en 1966. Plusieurs caractéristiques majeures de l’art de François-Xavier Lalanne s’y trouvent réunies : son penchant pour les sujets animaliers, la composante fonctionnelle de ses sculptures, l’humour qui provoque le rire, par exemple à la vue d’un appartement envahi par un troupeau de moutons. Intitulé Pour Polyphème, ces sympathiques brebis ne sont pas de simples herbivores. En lieu et place des compagnons d’Ulysse, elles cachent sous leur ventre le sourire et le jeu qui s’immiscent l’air de rien dans la sculpture contemporaine.

2.
Si François-Xavier Lalanne s’amuse à inventer une fonction à ses sculptures – Gorille de sûreté, c’est-à-dire coffre-fort, Babouin cheminée, Oiseau chaise à bascule, Hippopotame baignoire, Mouche toilette – ce sont des possibilités d’utilisation qui servent la forme sans prendre le pas sur elle. Ce supplément de fonctionnalité désacralise l’œuvre, la rend familière, nous autorise à la toucher pour y déposer des objets précieux, nous y asseoir ou prendre un bain. Descendue de son piédestal, l’œuvre d’art ne se résume pourtant pas à sa fonction. Les Lalanne se définissent comme des sculpteurs. Ils fabriquent de beaux objets éventuellement utiles ou parfaitement superflus, loin du travail des designers qui prennent comme point de départ les objets du quotidien. Les fonctions dont sont parées leurs œuvres ont le pétillant du trait d’esprit qui les a fait naître. Jeux de mots et associations d’idées abondent, sans être ni systématiques ni immédiats. Pourquoi un Rhinocrétaire – Rhinocéros secrétaire – ou un Rhinocéros canapé ? Les volumes de cette bête fabuleuse, qui semble constituée de pièces d’armures, ont stimulé l’imagination de François-Xavier Lalanne, comme jadis celle des miniaturistes moghols qui recomposaient un animal par l’association des volumes de multiples autres.

Les Lalanne posent sur l’art des époques antérieures un regard curieux, rêveur et sans préjugés. Certains hybrides de François-Xavier, comme le Grand Chat polymorphe, le Lapin à vent ou le Minotaure, par leurs volumes épurés, leur monstruosité contrôlée, évoquent la statuaire de la Grèce archaïque ou de l’époque romane. Il y ajoute une fonction aussi fantaisiste que véritable, propre à séduire les enfants et tous les adeptes d’un monde onirique où l’on se baigne dans un hippopotame, dort dans un lit oiseau et boit un verre accoudé à un bar sauterelle.

3.
Cette nouveauté familière, ce charme que dégagent les pièces des Lalanne, n’est pas uniquement dû à cette heureuse et libre inspiration de l’art des périodes précédentes, ni à cette drôlerie qui fait immédiatement accepter au public qu’une sauterelle d’un mètre de long ou un chat ailé muni de sabots puissent être un bar. Le monde enjoué et fantaisiste des Lalanne, fenêtre sur l’âme de ses créateurs, fascine également par l’inquiétante étrangeté qui le traverse, le sous-tend. Le Lit cocodoll, sous son gracieux dais de tissu blanc orné d’une tête d’oiseau, repose sur de puissantes pattes pourvues de griffes. Le Lapin à vent au corps de taureau, le Chat polymorphe aux mamelles de truie semblent être le fruit d’improbables et hasardeux croisements, échappés de l’île du docteur Moreau. Chimères pétrifiées, les statues de François-Xavier Lalanne gardent leur secret, comme des objets dont le sens aurait été perdu.

4.
Ce caractère mystérieux et énigmatique est tout aussi présent dans les œuvres de Claude Lalanne. Procédant par galvanoplastie d’éléments végétaux ou animaux et de moulages du corps humain, son art semble dériver de pratiques secrètes et magiques comme l’alchimie ou l’embaumement. Elle assemble ensuite ces fragments hétéroclites, les rapproche sans a priori pour étudier les correspondances formelles, les accords nouveaux qui naissent de leur juxtaposition. La nature, devenue métal à l’issue d’une immersion prolongée dans des bains d’ions métalliques parcourus par un courant électrique, conserve pourtant sa fraîcheur, comme si la sève et la vie coulaient toujours. Les Portes du jardin, brindilles de cuivre qui semblent garder le royaume des fées, les chaises Hosta, les bancs de branchages, ne sont fragiles qu’en apparence. Ils soutiennent le poids du visiteur, ne s’affaissent ni ne se fanent avec le temps.

5.

La parenté avec les souples lignes végétales de l’Art nouveau ou les boiseries chantournées du XVIIIe siècle est sensible, de même que l’influence du surréalisme dans certaines associations audacieuses : Collier-bouche, Choupatte monté sur des pattes de poule, Pain-pieds prêt à s’enfuir grâce à ses pieds d’enfants…La réunion de ces caractéristiques, jointe à la vérité botanique et anatomique des éléments, est, elle, nouvelle.
L’élégance préside à la création des pièces de Claude Lalanne, tour à tour facétieuse – un Choupatte, est-ce bien sérieux ? – ou inquiétante, comme cette Main-fenouil ou ces Doigts, moules à quenelles en forme de doigts d’enfants, conçus à l’occasion du Dîner cannibale organisé par Daniel Spoerri dans sa galerie Eat-Art en 1970…Difficile de dire si les enchantements du palais de Dame Claude, chandelles et miroirs soutenus par des plantes aquatiques, feuilles de gingko biloba gigantesques servant de bancs, ne sont que d’inoffensives féeries, apprivoisées par Yves Saint-Laurent pour son appartement rue de Babylone, ou bien si le visiteur imprudent pourrait se retrouver affublé d’un chou en guise de visage, comme L’Homme à tête de chou, acquis par un certain Serge Gainsbourg.

Photos issues de Connaissance des Arts n°681 :
1. F -X Lalanne, Grand Chat polymorphe, 1998, bronze, coll. de Peter Marino, Southampton, New York.
2. F-X Lalanne, Rhinocéros II, 1967, laiton poli, bois, queue en cuir, armature en acier.
3.
F-X Lalanne, Minotaure, 1999, bronze, coll. de Peter Marino, Southampton, New York.
4. C. Lalanne, collier Soleil, vers 1970, bronze doré et laiton.
5.
C. Lalanne, chaise Gingko, 2001, bronze.

Pour en savoir plus :
Daniel Abadie, Lalanne(s), éd. Flammarion, 2008.


3 commentaires:

  1. J'ai un peu de mal à comprendre la véritable frontière (si elle existe) entre sculpture et design... Est-ce que tout est finalement lié à la "fonction" de l'objet? Ou "matière" et "théorie", je ne sais pas trop. En tout cas j'ai un commentaire très constructif : c'est vraiment très beau. Merci pour ton texte.

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  2. Matière et théorie ?? On en reparle !
    Concernant les Lalanne, la forme de leurs sculptures n'est pas inféodée à une fonction, la fonction naît souvent des possibilités offertes par la sculpture. Par exemple, c'est parce qu'une feuille de gingko est bien large qu'elle peut constituer l'assise d'une chaise. Mais Claude Lalanne a d'abord été intéressée par la feuille de gingko...Je l'imagine mal tournant dans son jardin à la recherche d'un matériau végétal ou animal susceptible de faire office de banc ?! Cela dit, la scène serait assez drôle...

    Oui, les Lalanne c'est très beau. Décidément les gens morts (YSL et Gainsbourg) ont bon goût...

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  3. Travail de la matière versus concept, pas théorie... Mais j'ai du mal à me comprendre moi-même. On en reparle.

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