1.
Il suffit de s’être promené du côté du musée du Louvre et des jardins du Palais Royal pour se souvenir de la place Colette, sur laquelle donne la Comédie Française. Au centre de cette place se dresse le
Kiosque des Noctambules de Jean-Michel Othoniel, sans conteste la plus féerique des bouches de métro parisiennes. Commande la RATP en 1997, le Kiosque se compose de deux coupoles en perles de verre de Murano, l’une dans les tons chauds, l’autre à dominante bleutée, qui s’élèvent aériennes au-dessus de la résille alvéolée de la rambarde en aluminium. Cette châsse monumentale, insolite dans une ville en blanc et gris zinc, semble faite pour garder l’entrée d’un pays de contes de fées plutôt que l’accès aux quais du métro.
Mais ces perles de verre que les amoureux de la nuit admirent aux heures où le kiosque redevient solitaire, bien que translucides et multicolores, sont accidentées, blessées. Minéral et incorruptible, le verre devient vivant et presque organique dans les œuvres d’Othoniel. A l’opposé de la pratique classique qui vise à rendre invisible le travail du souffleur sur le verre, Jean-Michel Othoniel a voulu insister sur ces traces : « J’ai donc choisi de travailler sur cet accident, d’obliger les verriers à blesser le verre avant de le travailler, ce qui aboutissait à des formes irrégulières, marquées, portant des cicatrices. C’est dans ces cicatrices que je voyais une vraie beauté. J’ai donc posé une règle du jeu dans mon travail avec le verre : montrer la violence qui est à l’œuvre dans le matériau. »*
2.
Ces imperfections, ces bulles d’air qui traversent les perles de verre comme une inquiétude ou un non-dit, quelle est leur histoire ? Jean-Michel Othoniel a beau être né en 1964, il a déjà parcouru un long bout de chemin depuis ses premières œuvres en 1986. C’est ce cheminement que le Centre Pompidou se propose de retracer, via une exposition que l’artiste a souhaité intituler My Way, comme un état des lieux de ses recherches menées selon une trajectoire personnelle et indépendante à travers les courants de ces vingt-cinq dernières années. L’occasion est venue de voir si nous connaissons vraiment Jean-Michel Othoniel.
3.
Ses premiers travaux sont marqués par un intérêt pour l’aspect immatériel de la photographie, les formes inabouties, fantomatiques qu’elle laisse apparaître. Dans
Héliographie bleue (1986), Othoniel solarise une grande feuille de papier de soie recouverte de ferroprussiate qui laisse alors apparaître des halos ectoplasmiques. Les cartes à jouer en verre photosensible de
El burlador (1990) brouillées et floues, semblent dénoncer la mystification du tricheur. A chacune d’entre elles sont suspendus de fausses pipes, de longues plumes de couleurs vives, un petit miroir et même un nez rouge. Si les pipes renvoient aux célèbres scènes de tabagies, très fréquentes dans la peinture du XVIIe siècle où elles accompagnent des joueurs de cartes, les autres éléments peuvent être identifiés comme les artifices qui aident le tricheur – burlador en espagnol – à tromper ses victimes, grâce à sa belle mise. Notons que le verre est déjà présent en tant que matériau, bien qu’il ne soit encore que support.
Après ses
Insuccès photographiques, Jean-Michel Othoniel passe du fantomatique au corporel, ce qui le conduit à pratiquer la sculpture. Il règle définitivement ses comptes avec l’héritage des grands maîtres de la peinture avec ses
Femmes intestines (1995), peintures au phosphore qui font disparaître des grands nus de l’histoire de l’art comme
La Grande Baigneuse et
La Grande Odalisque d’Ingres,
Io de Corrège ou la
Danaé de Titien et la
Suzanne au bain de Tintoret sous une couche noirâtre qui les métamorphose en tortueux estomacs, creux qui se remplissent et se vident sans cesse. Leur font face des
Histoires de peinture péninsulaire (1991), chemises rigidifiées à l’aide de soufre et cachant dans leurs plis une longue courge. Le glissement de l’alimentaire au sexuel est rapide. Il est même encouragé par des œuvres comme L
’Ame moulée au cul (1989), moulage en soufre de la protubérance occupant le fond d’une bouteille, mais qui renvoie par son homonymie à l’âme humaine, à notre psyché, tandis que son renflement évoque une dimension bien moins éthérée de la vie humaine. La de révélation est également présente dans
La Mala Suerte, de petites masses de soufre fondu présentées à Hong-Kong en 1991 et dont la face cachée recèle un orifice occupé par un doigt ou un œil rendu visible au moyen d’un jeu de miroirs qui rappelle la camera obscura.
Un corps humain érotisé, résumé à ses creux et à ses protubérances, voilà ce dont rend compte
Rings and Tits (1995), où des anneaux en plomb s’agglutinent ou se superposent à des disques de cire évoquant des mamelons et des tétons. On retrouve en germe la matrice de la résille alvéolée de notre
Kiosque des Noctambules, avant qu’elle perde une partie de son caractère charnel.
4.
La rencontre d’Othoniel avec le verre a lieu peu avant 1992, lors d’un séjour aux îles Eoliennes, par l’intermédiaire de l’obsidienne, verre noir d’origine volcanique. Dans son
Contrepet d’obsidienne, âme et corps sont de nouveau convoqués. Le trou central, tout à la fois cratère évoquant Stromboli, bouche, œil et anus, n’empêche pas le visage du regardant de se refléter comme dans un miroir, rappelant les mythes qui racontaient que l’obsidienne reflétait l’âme. D’organique, le verre devient organe en 1997, date à laquelle Othoniel commence à travailler avec les verriers de Murano. Ces formes chatoyantes, étranges, phalliques sont nées de l’envie de Jean-Michel Othoniel de « stimul[er] des sens autres que la vue […] l’envie de lécher, par exemple. » Si le caractère équivoque des pièces s’atténue par la suite, la dialectique accident – cicatrice – beauté s’installe au cœur de chaque perle de verre. Elle est parfois présente à l’échelle de l’œuvre elle-même, comme dans
Le Bateau de larmes (2004), où un dais de verre multicolore vient coiffer une modeste barque de bois de boat people, la beauté naissant du contraste des matériaux qui magnifie la tristesse de la réalité qu’elle évoque de manière allusive.
5.
Après avoir, à l’instar d’un sorcier ou d’un magicien, donné une vie organique au verre qui n’était que du sable inanimé, Jean-Michel Othoniel plonge depuis quelques années dans un univers scientifique et mathématique avec par exemple son
Grand Nœud autoporté (2011), gigantesque collier qui se hisse et ondule comme un serpent sans avoir besoin d’un support pour le maintenir. Ces gigantesques colliers de perles qui tournent et retournent sur eux-mêmes ne sont pas sans évoquer une longue chaîne d’atomes ou la double hélice d’une molécule d’ADN, quand ils ne se veulent pas la mise en espace de modélisations mathématiques comme le nœud borroméen –
Le grand double nœud de Lacan (2011) utilisé par le psychanalyste pour représenter la structure du sujet.
Au vu de la richesse du chemin parcouru, on ne peut qu’avoir hâte de connaître les nouvelles étapes du voyage…
Exposition jusqu’au 23 mai 2011.
A visiter également, l
e site la galerie Perrotin qui contient une foule d’informations sur Jean-Michel Othoniel.
*C.f. catalogue de l’exposition, Jean-Michel Othoniel, Catherine Grenier (dir.), éditions du Centre Pompidou, p. 148.
1.
Le Kiosque des Noctambules2.
Le Kiosque des Noctambules, détail de la résille.
3.
El burlador4.
Le Bateau de larmes5.
Le grand noeud de Lacan