lundi 29 décembre 2008

A Venise, calle delle friulane

1ere partie (suite et fin le 2 Janvier 2009)

Dans un monolocale* donnant sur un jardin intérieur planté de lauriers
où viennent chanter les merles et roucouler les pigeons.



Le jardin est bordé sur deux côtés de ruelles où deux personnes ne peuvent marcher côte à côte, mais que l’on nomme pourtant calle, c’est-à-dire rue. Une règle tacite mais souvent vérifiée règne sur l’urbanisme vénitien : plus la rue est étroite, tortueuse ou obscure, plus on a de chance qu’elle mène quelque part, bifurquant inopinément pour déboucher sur un large campo inondé de soleil, obligeant à ciller comme si l’on sortait d’une cave. A l’inverse, les rues larges et bien aérées se terminent souvent en queue de poisson, sur une arcade et quelques marches verdies d’algues, baignées par l’eau d’un canal.





La topographie de Venise est facétieuse, comme ses chats errants, qui ont d’ailleurs quasiment disparu. Certaines ruelles semblent avoir changé de nom : de vieilles photos attestent qu’il existait une corte dell’arabe d’oro, à laquelle Pratt fait allusion. Quand j’ai fini par la trouver, derrière l’Arsenal, elle avait un nom différent, et il n’y avait plus trace de l’écriteau noir sur fond blanc où l’on lisait l’ancien nom de la cour, sur la photo. Ailleurs, tout près de San Zanipolo, la corte segreta dell’arcana n’existait pas non plus : il n’y avait qu’une porte grillagée fermant une petite entrée sombre. En revanche, je suis tombé à deux calle de là, sur une petite cour qui ressemblait à s’y méprendre à celle dessinée par Pratt. Enfant, il venait jouer aux cartes derrière l’abside de San Zanipolo. Les rues de Venise semblent être par la suite devenues elles-mêmes un grand jeu de cartes, qu’il a battues dans tous les sens, s’arrangeant avec la topographie réelle, quand le temps ne se chargeait pas lui-même de la modifier.



Sur le campo devant la Scuola San Marco attenante à San Zanipolo des gamins continuent de jouer aux cartes. D’autres tapent dans un ballon de foot. La porte latérale de la scuola*, transformée en hôpital, fait office de but. L’hôpital possède sa mascotte, un matou tigré répondant au nom de Marco (mieux vaut s’appeler comme le patron de la ville où l’on fait la sieste). J’ai vu un petit vieux l’attirer jusque dans le hall en agitant une gamelle de croquettes. On trouve de tout à proximité des scuole : à côté de la Scuola San Giorgio, c’est un laboratoire d’analyses. Cela dit il jouxte l’église des chevaliers de malte, les « hospitaliers ».



*studio en italien

*confréries laïques regroupant des gens de même métier ou de même origine, et assurant l’entraide entre leurs membres. Les plus anciennes datent du XIIIème siècle.

dimanche 28 décembre 2008

Allez serrer la pince à Marquet !


Tempête à La Goulette, Bordeaux, musée des Beaux -Arts.
copyright musée des Beaux-arts, Bordeaux/ Lysiane Gauthier.

« Albert Marquet. Itinéraires maritimes », Musée National de la Marine. Jusqu’au 2 Février 2009.


Pourquoi ? Parce que la dernière fois que vous êtes allés au Musée de la Marine c’était pour l’exposition universelle de 1937, quand le palais de Chaillot –où le dit musée a élu domicile- a été inauguré. Parce que ça change de ne pas faire la queue une demi-heure dans le froid avant de pénétrer dans le saint des saints. Et avant tout parce que l’exposition vaut le détour, et que le musée, qui mérite une visite à lui tout seul, plonge tout de suite dans l’ambiance maritime.

Jugez plutôt : une longue galerie où maquettes de navires, canons verdis et marines au soleil couchant se répondent. Puis des géants de bois surgissant dans une demi pénombre, des sirènes dorées dont un vent imaginaire gonfle les drapés, des tritons soufflant dans leur conque à pleins poumons, des rois sculptés à mi-corps, qui contemplent pour toujours l’horizon d’un œil sévère et conquérant. En un mot, des figures de proue et de poupe que l’on a rarement l’occasion d’admirer dans les musées des Beaux Arts. Celles du Musée de la Marine, d’un baroque exubérant, sont en cela bien différentes des toiles d’Albert Marquet (1875-1947).

Le peintre de l’eau vivante, qui ne cessa de voyager, de la Norvège au Maghreb, avait pour seul objectif de planter son chevalet près d’un quai ou d’une jetée, pour capturer dans la fugacité de l’instant ce qui renouvelle indéfiniment l’immuable bord de mer. Dans ses toiles, les êtres humains ne sont représentés que par quelques signes noirs, tracés du bout du pinceau au premier plan.

Fauve structuré, il accorde dès ses débuts une grande attention à la manière dont il construit sa composition, ne cédant jamais à la tentation de la couleur pour la couleur. Une fois refermée la porte du salon de 1905, Marquet demeurera loin du tumulte des avant-gardes et de la guerre (il est réformé en 1914). Il conservera jusqu’ à la fin de sa vie un style très personnel, fait de clarté et d’imprécision, avec des plans nettement délimités par une touche elliptique qui ne s’encombre pas de détails. Les marines de Marquet ne sont pas bavardes.

Outre les fameuses vues de port, où les navires amarrés cassent par leurs mâts dressés la succession horizontale des plans, Marquet a régulièrement recours à des compositions en forme de pince ou de virgule, qui lui permettent de donner une forme à l’infini contenant qu’est l’océan. Dans Venise, la voile jaune (1936), il accompagne l’incurvation du Canal de la Giudecca par la progression de trois voiliers, à l’identique voile d’or, répétition du même qui crée l’illusion du mouvement au sein de la toile. Dans La baie d’Alger (1923), c’est la langue de terre qui devient méandre, séparant les flots en deux plans, le premier étant laissé en réserve, exhibant le beige de la toile nue, simplement apprêtée, dont couleur d’eau boueuse s’accordait parfaitement à la représentation d’un jour d’orage.

Tempête à la Goulette (1926), fait en revanche appel à un jeu de diagonales contraires s’entrechoquant dans le premier tiers du tableau. Les vagues moutonneuses se heurtent à la frêle digue, dont s’éloigne un passant minuscule. Marquet exploite ici la puissance d’évocation des signes : les croissants d’eau sur la grève sont chassés de la gauche vers la droite, répondant aux rouleaux allongés et aux nuages qui roulent dans le ciel. La chaîne de montagnes bleutées au fond de la toile semble un hommage aux Cent vues du mont Fuji d’Hokusai.

Marquet était tout sauf un touriste. Rouen, Porquerolles, Hambourg deviennent des destinations anonymes, parfois difficiles à identifier. A Venise, le petit tableau qu’il peint depuis l’île San Giorgio Maggiore le montre bien : le cœur symbolique de la cité, que forment le palais des doges, le campanile et la bibliothèque marciana, semble vu à travers une lucarne. Le premier plan est occupé par la belle eau verte de la lagune, dans laquelle plongent deux murs qui guident malgré tout l’attention du spectateur vers la piazza San Marco. Mais Marquet a choisi d’accorder la primauté au reflet de ce mur dans l’eau, qui semble le prolonger à l’identique. Une belle façon de suggérer le caractère amphibie de la cité.

L’exposition présente également des aquarelles, conçues comme des œuvres à part entière plutôt que comme des études préparatoires. Les dessins de Marquet, à la plume et encre de chine ou roseau, dont plusieurs autoportraits pleins d’humour, illustrent, s’il en était encore besoin, ses grandes capacités de synthèse.

Rouge mythique et rouge acrylique : l’art premier contemporain de Nouvelle Guinée.

copyright Musée du quai Branly 2008.

« Rouge Kwoma, peintures mythiques de Nouvelle-Guinée », Musée du quai Branly Jusqu’au 4 Janvier 2009.


Cette expo du quai Branly met en regard les productions traditionnelles des Kwoma, peuple de la région du haut Sépik en Nouvelle Guinée (Mélanésie*) et celles de trois artistes et hommes de pouvoir** Kwoma contemporains.

Kowspi Marek et ses deux fils, Chiphowka Kowspi et Agatoak Kowspi, peignent à l’acrylique sur des supports occidentaux, afin de faire connaître leurs mythes au plus grand nombre pour les sauver de l’oubli. Pour rendre leur culture intelligible à des non Kwoma, le trio a sorti les peintures des maisons de cérémonies, dont elles recouvraient le plafond, et il a élargi leur sujet. La représentation abstraite d’esprits, d’animaux et d’éléments de la nature a cédé la place à des épisodes mythologiques qui les mettent en scène.

A travers la narration, les motifs qui dans la peinture traditionnelle paraissaient abstraits – pour un œil occidental –se chargent de sens. Citons juste l’exemple du triangle spiralé qui représente la roussette, par analogie avec l’aile de la chauve-souris. Vu sur un pangal ****, isolé de toute trame narrative, il est difficile à identifier pour le néophyte. En revanche, placé dans un contexte mythologique et mêlé à des modes de figuration plus occidentaux (des hommes et des femmes, des chiens) le même motif devient soudain parfaitement clair. Je me réfère ici à la peinture racontant que les femmes, s’étant rendu compte que les hommes ne valaient pas mieux que les chiens (sic) se transformèrent en roussettes.

Ce passage à la narration, afin de garder une trace « écrite » des mythes, explique que Kowspi Marek et ses fils aient abandonné le format vertical du pétiole*** de palmier sagoutier, souvent remplacé par du papier (plus rarement de la toile). Le pétiole est davantage approprié à une succession de motifs répétés verticalement selon plusieurs axes de symétrie horizontaux, qui évoquent l’importance de l’eau et de ses jeux de reflets chez les Kwoma. Les peintures traditionnelles, exécutées à base d’ocres, de noir et de blanc, reposent sur un réseau de cernes, de lignes de points et de formes simples, mandorles, cercles et triangles. De cet ensemble émergent assez souvent des visages. Les uns apparaissent si l’on regarde le pangal de haut en bas, les autres de bas en haut. Seul un accrochage zénithal, reproduisant les conditions de visibilité des maisons cérémonielles, permettrait de saisir d’un seul coup d’œil toute la richesse des œuvres.

Entre les pangals traditionnels et les visiteurs néophytes, les œuvres de Kowspi Marek, Chiphowka Kowspi et Agatoak Kowspi servent de ponts. Des silhouettes identifiables d’êtres humains et d’animaux, d’arbres ou de plantes créent par endroits une profondeur au sein d’une surface recouverte d’un décor proliférant, sans hiérarchisation entre les bords et le centre ni distinction claire en les contenants et les contenus. En même temps qu’ils renouvèlent la tradition, Kowspi Marek et ses fils laissent s’exprimer un style personnel. Chiphowka utilise mois les tons verts, privilégie les ocres et les gris sourds. C’est également lui qui ordonne le plus ses compositions. Son père le considère comme le meilleur peintre Kwoma.


Les mythes Kwoma révèlent une grande proximité entre les « hommes des collines » (c’est la signification de Kwoma) et les règnes végétal et animal. Les premiers hommes vont cueillir leurs femmes dans un arbre, où elles sont représentées comme de gros fruits orange, l’esprit mère des sangliers recueille deux enfants, les femmes se transforment en roussettes…

Il est intéressant de constater que ces mythes, tout en étant tout à fait originaux et spécifiques aux Kwoma, font écho à certains de nos mythes. Même conquête violente du feu, le meurtre d’une vieille qui le tirait directement de ses yeux rappelant le vol de Prométhée. Comme les premières femmes Kwoma, Adonis naît du flanc de sa mère Myrrha transformée en arbre. Enfin, même importance du rouge.

En Occident, c’est la couleur par excellence, la première à sortir du lot. Le système chromatique antique reposait sur le blanc (la non-couleur), le noir (le sale) et le rouge (la vraie couleur). En espagnol, « colorado » veut encore dire, selon le contexte, « rouge » ou simplement « coloré », comme en latin « coloratus ».

Chez les Kwoma, le rouge c’est, encore plus que la couleur primordiale, la couleur des origines. Le mythe raconte que c’est la fascination pour cette couleur qui poussa un ancêtre Kwoma, Guayamba, à suivre son sanglier domestique barbouillé de rouge jusqu’à la surface, quand les hommes vivaient encore sous terre. Découvrant que la vie était bien plus agréable sur terre, Guayamba alla chercher les siens. Une fois à la lumière, les hommes se débarrassèrent de leurs poils superflus et coupèrent leurs longues oreilles de sanglier. Ils s’installèrent au pied des Monts Washkuk, où son cochon était allé se rouler. Dans ce récit de la naissance des hommes à la civilisation, la couleur rouge joue donc un rôle fondamental. C’est ce qui explique qu’elle donne son nom à l’exposition.


*L’aire géographico-culturelle de Mélanésie s’étire en arc de cercle à l’est de l’Australie, de l’Irian Jaya et de la Nouvelle-Guinée au Nord jusqu’à la Nouvelle-Calédonie au Sud, en passant par les îles de Nouvelle-Irlande et Nouvelle-Bretagne, les îles Salomon et du Vanuatu.

**Référents d’une communauté, ce sont des hommes dont l’influence est assurée par la possession d’objets de prestige, comme la monnaie cérémonielle (des ornements de coquillages et de fibres tressées dont les statues des ancêtres étaient parées), la gourde à chaux, et le poignard sculpté présentés dans l’exposition.

***Enveloppe fibreuse proche de l’écorce, située à la base des palmes.

****Peintures exécutées aux pigments sur pétiole de palmier sagoutier.