dimanche 22 février 2009

Une Celestina bruyante et sans profondeur

La Celestina, long dialogue tenant du théâtre et de la prose, possède le charme des œuvres hybrides, écrites à la charnière de deux époques, le Moyen Age et la Renaissance. Publiée en 1499 puis dans une version allongée en 1502, elle est due à Fernando de Rojas, jeune avocat de Salamanque, étranger aux cercles littéraires. Les spécialistes hésitent encore à lui attribuer la totalité de l’œuvre, lui-même n’en revendiquant que la seconde partie.




La Celestina raconte une intrigue amoureuse entre un jeune premier et une fille d’hidalgo (noble, vertueuse et belle, dans cet ordre et comme le veut la tradition) rendue possible grâce à des valets complices et aux talents d’entremetteuse d’une mère maquerelle en affaires avec le Diable, la Célestine.
Tous seront punis. Grâce à cette fin exemplaire, qui autorise une lecture morale, l’œuvre ne sera pas expurgée par l’Inquisition avant le XVII ème siècle, bien qu’il y ait eu de quoi. Entre temps, le succès de La Celestina aura égalé celui du Don Quichotte et plusieurs traductions, en français, italien, anglais, allemand et même en hébreu auront vu le jour.


La Celestina est une œuvre qui incarne le passage * entre deux époques. Elle allie des aspects médievaux, voués à disparaître, et d’autres Renaissants, promis à un bel avenir dans la Littérature du Siècle d’Or.


Le caractère diabolique de la Célestine, tout d’abord, qui l’apparente à une sorcière, est médiéval. Ainsi le brusque revirement de la prude Mélibée est-il magique, dû au pacte de la Célestine avec les puissances infernales. Il s’agit presque d’une conversion à l’envers, qui fait écho à la profession de foi de païenne de Calixte, affirmant que Mélibée est devenue son Dieu, qu’elle est un ange descendu sur terre dont il compte bien vérifier s’il a un sexe.


Le Jardinet de Paradis (détail), c. 1410-1420, Francfort (copyright U. Edelmann, Artothek, Connaissance des Arts n. 660)

Autre inversion, celle du symbole du jardin, seul lieu de rencontre des amants. Au XV ème siècle, un jardin clos de murs, gardant jalousement une jeune-fille aussi vertueuse que belle, évoque invinciblement l’hortus conclusus, le « jardin clos » de Marie, image de sa virginité. De nombreux tableaux la représentent, assise au milieu des fleurs de ce jardin, jouant avec le Christ enfant en compagnie de saints martyrs. Or Calixte pénètre dans le jardin du palais de Mélibée. Et pas en ouvrant la porte, mais en passant cavalièrement par-dessus le mur, avec une échelle, comme un marlou. Au moment où il pose le pied sur l’herbe du jardin, celui-ci devient un hortus apertus : une fois Calixte en présence de Mélibée, cette dernière a déjà perdu honneur et virginité, qui sont une seule et même chose.

Non seulement l’imagerie mariale est dénaturée, mais également l’idéal de l’amour courtois, par cette interprétation crue et sensuelle du jardin d’amour, qui représente traditionnellement des couples dansant ou conversant.
Quand le thème du jardin d’amour réapparaîtra, après une éclipse au XVI ème siècle, les actes qui s’y dérouleront, bien que suggestifs, auront une retenue étrangère aux personnages de La Celestina. La Célestine, maquerelle « responsable de 5 000 pucelages perdus et retrouvés » qui gagne sa vie grâce à des « vierges qu’elle recoud au petit point », n’a elle-même de céleste que le nom.

Calixte et Mélibée, 1ere édition, Burgos 1499

La violence de La Celestina, c’est aussi celle du langage, celle du choc entre le registre soutenu des maîtres, semé de formules pétrarquisantes, et la crudité des valets. Suivant les progrès de Calixte dans le jardin, ils commentent, se référant à Mélibée : « elle cherche un endroit sec où tomber ». Plus tôt dans la pièce la Célestine met en garde une de ses prostituées par ce dicton : « Jeunesse jouisseuse, vieillesse pisseuse ».
De cette opposition ne demeurera par la suite que le caractère comique des valets (pleutres, gloutons ou menteurs selon les besoins de l’intrigue), qui prendra au XVIII ème siècle une coloration sociale plus affirmée. Elle est en germe ici quand la prostituée Elicia s’emporte contre Sempronio qui loue la grâce de Mélibée et lui répond en substance qu’avec ses luxueux vêtements, même une perche serait gracieuse. Et le second valet de répliquer que Calixte aime Mélibée parce qu’elle est noble. Pétrarque et le lieu commun de l’innamoramento ** en seront pour leurs frais.


D’une œuvre si riche, tour à tour grave et comique, l’adaptation de Henri Lazarini, jouée au Vingtième théâtre, fait une farce braillarde, où valets et prostituées mènent la danse, à tel point qu’on finit par se demander pourquoi Calixte et Mélibée font tant de manières.

S’ajoute à cela le jeu boursouflé de plusieurs acteurs. Ne sachant comment exprimer sa passion, Calixte se roule par terre une minute sur deux, tandis qu’Elicia hurle son texte comme une poissonnière, avec un accent espagnol à couper au couteau qui rend parfois incompréhensible. Tout est dit sur le même ton, les grivoiseries comme les âpres vérités sur la vie des marginaux.
Last but not least, Henri Lazarini ajoute un caractère arabisant à la Célestine, qui non seulement n’apporte rien, est de mauvais goût (si la Celestina est drôle c'est bien sûr parce qu'elle est arabe, car les arabes sont drôles...Don't be afraid of clichés!), mais fait aussi fi du texte lui-même, la Célestine mourrant au cri de « Confession ! ».

Au final, seuls l’actrice interprétant Mélibée, Areusa - la seconde prostituée- et Sempronio (joué par Luis Rego) s’en sortent.

Vivement une nouvelle interprétation de La Celestina, qui serve le texte de Fernando de Rojas au lieu de le caricaturer !


* c.f. sur la notion de passage, appliquée cette fois à transition entre la Renaissance et le Baroque, l’excellent livre de Patrick Beaussant Passages de la Renaissance au Baroque (ed. Fayard).

**littéralement, fait de tomber amoureux. Cet amour est traditionnellement inspiré par la blondeur des cheveux de la dame, la blancheur de son teint, et de nombreuses autres qualités que Dante loue chez Béatrice et Pétrarque chez Laure et qui deviennent des poncifs dès le XVème siècle.

*** musulman demeuré en Castille après la Reconquista.

samedi 14 février 2009

Le monde le plus loin (suite & fin)


La production de ces statues monumentales, partagée avec d’autres îles du Pacifique, cesse brutalement dans les années 1650. A la même époque, en France, le jeune Louis XIV s’en remet encore aux conseils de Mazarin pour gouverner. Le Bernin n’a pas achevé de remodeler Rome. La Hollande prospère, grâce à sa puissante Compagnie des Indes Orientales installée dans le Pacifique Ouest. La Polynésie demeure presque entièrement cachée aux yeux des Européens. Cook et La Pérouse, qui la parcourront un siècle et demi plus tard, n’ont pas encore vu le jour.

Pagaie de danse anthropomorphe rapa, qui semble avoir été utilisée dans des danses guerrières

Aux antipodes, une violente et durable sécheresse sévit depuis plusieurs décennies sur les îles du Pacifique Sud. En se retirant, elle emporte les trois-quarts de la forêt de Rapa Nui. N’ont survécu que six espèces d’arbres. Plus de pêche au large, plus de moai glissant le long de la pente jusqu’à l’ahu sur des rondins de bois. Les Pascuans se retrouvent pris au piège, condamnés à demeurer sur leur lopin de terre de 165 km2. Les arbres survivants sont choyés comme des enfants malades. On aménage des serres naturelles à l’entrée des tunnels de lave, on les entoure de murets circulaires qui ombragent leurs pieds. Couper un arbre devient une décision difficile à prendre, qui engage la survie de toute la communauté. Les rares pirogues qui seront malgré tout construites, constituées de minces planchettes cousues bord à bord, témoignent de cette drastique économie de moyens.

Coiffe de plumes de frégate portée par les chefs

Les bouleversements religieux qui s’ensuivent sont à la mesure de la catastrophe climatique. L’ariki mau, le chef à travers qui les dieux sont censés agir sur le monde, est déchu. S’il a failli à son devoir de garantir la fertilité de l’île, c’est qu’il ne possède plus ce pouvoir de donner la vie dont on tant besoin les Pascuans. S’il n’est plus investi du mana, c’est que les dieux se sont détournés de lui. A moins que les dieux eux-mêmes aient perdu leur pouvoir ?

Pétroglyphes représentant l'homme-oiseau, sur les falaises proche d'Orongo (copyright Georgia Lee, Rapa Nui Journal Easter Island Foundation, Californie )

Ce qui est avéré, c’est qu’au sommet du panthéon le grand Tangaroa, créateur de tous les êtres et de toutes les choses, est remplacé par Makemake, tandis qu’émerge la figure d’un homme-oiseau. Il est incarné par un jeune homme ayant réussi à rapporter le premier œuf de sterne de l’îlot qui fait face au village Orongo, installé sur la lèvre d’un cratère, au bord de la falaise. A l’issu de cette épreuve périlleuse, le vainqueur devient pour un an le serviteur privilégié de Makemake.

A l’endroit où, depuis l’à-pic, les pascuans pouvaient suivre la progression des candidats dans l’eau froide puis le long de la paroi escarpée, où ils cherchent fébrilement un nid, la roche est creusée d’innombrables figures d’un hybride homme-frégate, l’oiseau avatar de Makemake. Il repère de loin les bancs poissonneux, et n’hésite pas à s’emparer de la prise d’autres oiseaux.

Moai kavakava, "homme-cadavre" dont l'aspect décharné renvoie à celui des ancêtres défunts.

L’art pascuan recèle d’autres êtres hybrides, qui donnent leurs traits à des statuettes de toromiro, une variété d’acacia à la teinte chaude légèrement rouge. Ce sont les moai moko, dotés de membres humains d’une bouche de reptile fendue largement et d’un éventail caudal d’oiseau. Suspendus par un fil lors de l’inauguration des maisons, ils chassent les esprits malfaisants, semblant voler dans l’air ou bondir, toute langue dehors.
Les Pascuans cherchent à se concilier les bonnes grâces des ancêtres autant qu’ils s’en méfient. Les « statues côtes » ou « statues cadavres » sont de petites effigies squelettiques, dont le sternum et les côtes affleurent sous la peau, qui fixent la lande de leur regard d’obsidienne ourlé d’os.

Bâton biface ua, à la fois arme et insigne d'un statut de dignitaire, mais aussi image portative des dieux ou matérialisation d'ancêtres.

Toutes ces statuettes sont investies de mana, la puissance des dieux et des ancêtres. Elles recèlent la même efficacité que les grands moai de pierre qui penchent et s’inclinent sur leur plateforme sacrée, à mesure que l’ahu s’affaisse sous leur poids. La culture Pascuane ne meurt donc pas avec ses géants de pierre. Elle s’endort toutefois lentement avec eux. Aucune coiffe de plumes, aucune danse guerrière brandissant ses pagaies aux formes voluptueusement échancrées, aucun bâton de pouvoir bifrons, sculpté du visage des dieux, n’empêchera les razzias et la réduction en esclavage de la moitié de la population, sur les îles de guano au large du Pérou. Quand les sinistres bateaux arrivèrent au XIXème, suivant la voie ouverte par des explorateurs étonnés, il ne restait plus beaucoup de prêtres initiés à l’écriture rongorongo pour graver sur une mince tablette de bois qu’ils n’étaient pas partis assez loin.

Quelques-uns des symboles de l'écriture rongorongo.

Sauf mention contraire, toutes les photos sont tirées de l'excellent catalogue d'expo Polynésie, Arts et Divinités 1760-1860 rédigé par Steven Hooper (ed. RMN/ Musée du Quai Branly). Des pieces similaires sont présentées à l'expo de la Fondation EDF.

mardi 10 février 2009

Le monde le plus loin (1ère partie)

Pectoral rei miro

Ils n’ont emporté que le strict nécessaire, afin de ne pas alourdir l’embarcation. Mais le strict nécessaire quand on s’apprête à tout recommencer ailleurs, c’est beaucoup. Des vivres pour le voyage, différents plants de végétaux, comme la patate douce, des animaux, et surtout les dieux, présents dans ces réceptacles que sont les objets de culte, les coiffes, les capes de tapa et les bijoux, tous investis du mana, l’efficacité sur la nature, les choses et les êtres que les dieux accordent aux chefs.


Moai moko ou Homme-lézard

On arrivera à bon port grâce à eux. Grâce surtout aux extraordinaires qualités de marins de ces Polynésiens, capables de retrouver leur chemin dans le grand vide du Pacifique, piqueté d’îles comme le ciel d’étoiles. C’est en associant les unes aux autres qu’ils se repèrent : Sirius brille au-dessus de Tahiti, un autre astre éclaire Rapa Nui, mais à un temps différent de la nuit. Sans boussole ni astrolabe, avec la voûte céleste comme carte de navigation, ils arrivent à celle que l’on ne nomme pas encore l’île de Pâques. Nous sommes vers 900 ou 1000 de notre ère, Rapa Nui est la seule île de Polynésie à demeurer inhabitée. Baignée de courants froids, parcourue par des vents dominants venus de l’ouest qui contrarient la navigation vers les autres îles de Polynésie et la dissémination des graines, Rapa Nui, avec ses hautes falaises et ses eaux sombres, ne peut guère prétendre au titre de paradis terrestre.


Petite statue de personnage hermaphrodite

Malgré tout, ceux qui vont devenir les Pascuans s’y installent, par choix ou nécessité. Combien sont-ils ? Une cinquantaine ? Une centaine ? Combien manquent à l’appel, engloutis par l’océan à la faveur d’une tempête ? Pourquoi ont-il fui si loin, jusqu’à cette extrémité froide de la Polynésie, située à plus de 2000 km2 de la plus petite de ses consoeurs ? Le nom pascuan de l’île, qui signifie la Grande Rapa, pourrait rappeler une Petite Rapa, abandonnée dans les îles Australes, mais rien n’est moins sûr.

Statuette d'homme dite moai tangata

De nombreuses plantes, adaptées à des latitudes plus clémentes, succombent. Quelques unes résistent et s’acclimatent, grâce aux soins constants des hommes. Ils se partagent ce territoire grand comme Paris et ses abords suivant un plan rayonnant, afin que chaque tribu dispose à la fois de terres cultivables et d’un accès à la mer pour pêcher. Ce sont les os des pêcheurs renommés qui fournissent la matière première des hameçons, la paroi des quelques espèces de mollusques endémiques étant trop fine. Ainsi se garantit-on l’abondance des prises.



Homme-cadavre ou moai kavakava


Quand ils ne plongent pas dans l’océan, les os des ancêtres le regardent, depuis l’étroite bande côtière en bordure des falaises. Ils blanchissent et se dépouillent de leurs chairs inertes en contrebas de l’ahu, l’enceinte sacrée, podium de pierre des moai taciturnes, le dos obstinément tourné contre la mer. Leurs regards portent vers l’intérieur de l’île, sur ses trois volcans, en particulier vers le Rano Raraku qui cache l’entrée du monde des dieux et des ancêtres, le po.

Les moai sont faits de sa sombre roche volcanique. Certains dorment encore dans son giron, marquant par leur présence le caractère sacré du lieu. Leurs dimensions titanesques leur interdisent à jamais de se lever : 22 mètres de haut et 207 tonnes pour le plus imposant de ces colosses assoupis. D’autres se tiennent debout, excroissances verticales du volcan, sentinelles qui gardent le passage vers l’autre monde les yeux grand-ouverts.




La proximité entre le monde des hommes et celui, sombre et souterrain, des dieux et des ancêtres, n’a jamais été aussi tangible que sur cette île au sous-sol parcouru de tunnels laissés par des coulées de lave depuis longtemps refroidies. Les Pascuans campent aux portes de l’autre monde, à l’extrême bord du Pacifique habité.
Est-ce la finesse de cette frontière que marque la présence obsédante des moai monumentaux, dont le nom complet signifie « représentations au visage vivant »? Cette vie qui les habite, n’est-ce-pas celle d’un ancêtre, d’un phénomène naturel divinisé ou d’un des nombreux dieux, mineur ou majeur, du prolifique panthéon Polynésien ?


Suite et fin le 13 Février...

En attendant, allez donc voir l'expo que la Fondation EDF consacre à Rapa Nui : c'est documenté, pédagogique, illustré par de belles pièces...Et en plus gratuit!

Jusqu'au 1er Mars 2009, tlj sauf lundi de 12h à 19h au 6 de la rue Récamier dans le 7ème.

Sauf mention contraire, toutes les photos sont tirées de l'excellent catalogue d'expo Polynésie, Arts et Divinités 1760-1860 rédigé par Steven Hooper (ed. RMN/ Musée du Quai Branly). Des pieces similaires sont présentées à l'expo de la Fondation EDF.