dimanche 11 décembre 2011

Salle du trône de l’empereur Qianglong dans la Cité Interdite

1.

Autant l’avouer tout de suite, l’exposition que le Louvre consacre aux chefs-d’œuvre du palais des empereurs chinois laisse le visiteur sur sa faim. Le parallèle entre rois de France et empereurs de Chine semble un rien capillotracté et n’aide pas à clarifier le propos, un peu trop allusif. Quant aux pièces présentées, bien que belles et méconnues, elles ne soutiennent pas toutes la comparaison avec les œuvres d’autres musées, Guimet ou Cernuschi par exemple.

Il serait malgré tout dommage de ne pas jeter un coup d’œil à quelques étranges trésors, particulièrement à la salle du trône de l’empereur Qianglong, qui clôt la partie de l’exposition située dans l’aile richelieu. Qianglong, petit-fils de Kangxi, le plus célèbre des empereurs Qing (1644-1912), règne de 1736 à 1795. Comme son père et son grand-père, il se montre friand d’innovations européennes. C’est sous son règne que le jésuite Giuseppe Castiglione atteint le sommet de son art composite, fait de perspective et de modelé européens et d’encre sur soie. Fin lettré, calligraphe et bon peintre, Qianglong n’en oublie pas pour autant d’étendre les frontières de son empire par des guerres de conquête.


2.
Assis dans la salle du trône, les regards de Qianglong se tournaient vers le sud. Dans son dos se déploie un paravent sculpté de dragons qui le protège des influences néfastes venues du nord. A l’extérieur de la Cité Interdite, la Colline de Charbon, qui s’étend au nord du palais, détenait elle aussi cette fonction. Deux éventails, insignes de distinction, encadrent le trône, flanqué de deux tables à encens où reposent des brûle-parfums en forme de dragons. Des serviteurs déposaient de l’encens dans une cavité dorsale, la fumée s’échappant de leur gueule entr’ouverte, ce qui créait autour de l’empereur une atmosphère mystérieuse.

3.
Sont aussi exposées une pierre de jade et une cloche suspendues chacune à un portique de bois sculpté et doré, le premier de motifs de phénix, le second de dragons. Cloche et pierre sont associées aux douze mois de l’année et constituaient la musique de rites qui avaient lieu en présence de l’empereur. La cloche exposée, une grosse cloche bozhong en bronze doré, est associée au premier mois de l’année. Elle a été fondue après la découverte en 1759 de modèles bien plus anciens, ce qui illustre le souci de continuité et de permanence des empereurs Qing, derniers d’une lignée de près de quatre cents empereurs.


4.

1. Trône de Qianglong, à motifs de dragons et de nuages (bois de zitan, bois de nannu et laque sculpté rouge)
2. Brûle-parfums et table à encens
3. Portique supportant une pierre de jade
4. Portique supportant une cloche bozhong


Le dessin du portique avec la pierre de jade est de Lorenzo ; les autres sont de votre serviteur, comme leur aspect bancal le suggère.

lundi 5 septembre 2011

Marc Desgrandchamps, les ruines de la mémoire



Les motifs sur la toile se rencontrent, se superposent parfois dans leurs jus translucides, souvenirs clignotants d’un moment vécu, d’une photographie, d’un instant d’un film. Depuis une vingtaine d’années, les paysages de Marc Desgrandchamps sont devenus mnémoniques.

A l’inverse de la peinture du XVe siècle et suivants, ce ne sont plus les collines vaporeuses de Toscane ou les paysages idéaux des lointains qui sont voilés de brume, mais les premiers plans, où les personnages semblent estompés déjà par le passage de la mer si souvent présente sur les toiles, le ressac effaçant les visages et les corps aussi rapidement que des dessins tracés sur le sable.




Sur certaines œuvres les personnages, en plus d’être translucides, n’apparaissent qu’à demi, leurs corps sont interrompus par des lacunes qui prennent parfois le dessus. La présence humaine se réduit alors à des traces qui achèvent de se dissoudre dans le paysage.

A la différence des vanités du XVIIe siècle qui, tout en clamant le caractère éphémère des choses, charmaient les sens – l’aspect duveteux de la pêche, le croquant de la gaufrette, le reflet froid de l’étain – l’aspect évanescent des figures et des objets des toiles de Marc Desgrandchamps suggère qu’ils ne sont déjà plus là, qu’ils ont déjà passé.


Et pourtant, malgré l’aspect fantomatique des objets et des personnages qui rappelle des photos spirites, sensées apporter la preuve matérielle de l’existence des fantômes, ils sont le souvenir de moments qui ont existé avec force. Tel instant du film a été tourné, l’actrice a réellement eut ce geste, cette photographie a véritablement impressionné la pellicule.


Les souvenirs jaillissent sous forme de palimpseste, dans une composition plus symbolique que narrative, comme ces chevaux qui s’entrelacent pour former par leurs corps une constellation. Passants, baigneurs, danseurs, figures qui ont retenu l’œil au hasard des films acquièrent un nouveau sens, par delà l’écoulement du temps.






L'expo au musée d'art moderne de la ville de Paris est malheureusement terminée, mais il y a fort à parier que l'on retrouve très vite Marc Desgrandchamps pour une nouvelle expo, en France ou à l'étranger.

Repro glanées sur le net, "sans titre".

dimanche 26 juin 2011

Paranoïa à Lille



Jusqu’au 15 août, la gare Saint Sauveur de Lille accueille une exposition collective sur le thème de la paranoïa. Une série d’installations séparées les unes des autres par des rideaux sombres, une exposition elle-même plongée dans la pénombre : de quoi mettre le visiteur sur ses gardes, l’inciter à la méfiance. Certains ressortiront peut-être persuadés qu’on veut leur peau…

L’installation Physiognomic scrutinizer de Marnix de Nijs, qui marque l’entrée de l’exposition, plante d’emblée le décor : le visiteur passe sous un portail qui analyse les traits de son visage pour les comparer à ceux des 250 personnalités controversées enregistrées, toutes choisies pour leurs actes répréhensibles (revente de drogue, coups et blessures, meurtres, conduite en état d’ivresse…). Quand le visiteur se voit identifié de façon catégorique à Paris Hilton, David Hasselhoff ou à un dealer chilien, il ne peut s’empêcher de protester face au pouvoir absolu accordé à la machine, cette science sans conscience. Cette méfiance vis-à-vis de la machine, de la technologie, est un des axes adoptés par les artistes pour l’exposition, de même que son corollaire, la question de la différence entre l’être humain et la machine.


Antoine Schmitt nous dévoile avec son installation Psychic une machine sans cesse aux aguets, dont les observations sur les faits et gestes des spectateurs sont projetées sur un mur : « Quelqu’un s’approche. Ils sont deux. Ils entrent. Quelqu’un part. » Œil invisible et omniscient, la machine surveille sans relâche.
Dans Vigilance 1.0 Martin Le Chevallier invite le spectateur à se comporter lui-même comme une machine et à se poser en délateur de comportements illicites grâce à de multiples écrans de surveillance reliés à des supermarchés, rues, écoles,… Les êtres humains deviennent des délinquants en puissance.



Mais le surveillant et le surveillé sont-ils si étrangers l’un à l’autre ? Adam Brandejs, avec ses Genpets plus vrais que nature, semble affirmer le contraire. Ces animaux de compagnie sont faits de tissus vivants et meurent si leurs propriétaires les maltraitent. Toutefois ce sont des composant électroniques qui assurent le maintien de leurs fonctions vitales. Dès lors, où se situe la frontière entre le vivant et la machine ?
Si au premier abord le visiteur est tenté de n’y voir qu’une interrogation relevant du domaine de la science-fiction, il pourrait bien changer d’avis en découvrant l’installation de Frederik de Wilde & LAB[AU]. Elle explore l’électro-perception d’espèces de poissons d’Amazonie et d’Afrique Occidentale, vivant dans des milieux où la vue et l’ouïe ne leur sont pas d’un grand secours pour se diriger. A quatre aquariums en miroir sans tain sont reliés des antennes raccordées à des haut-parleurs, qui absorbent les décharges électriques et les transforment en son. Sous chaque aquarium une ampoule s’éclaire plus ou moins intensément en fonction des signaux de communication émis par les poissons, qui deviennent ainsi visibles et audibles.
Eduardo Kac continue de brouiller les frontières, entre espèces cette fois, avec une nouvelle forme de vie créée grâce à la biologie moléculaire : l’Edunia combine l’ADN du Pétunia et celui de l’artiste, exprimé uniquement dans les veines rouges des pétales. A moins que cette ultime prouesse ne soit qu’un mensonge destiné à endormir la vigilance de l’homme envers la machine, indispensable auxiliaire des avancées scientifiques. « Quelqu’un s’approche. Ils sont deux. Ils entrent. Quelqu’un part. ».

Paranoïa.

Photographies des abords de la Gare Saint-Sauveur.

dimanche 19 juin 2011

Monumenta IV : le Leviathan d’Anish Kapoor



Cette gigantesque œuvre polymorphe n’usurpe pas son nom, référence à un monstre de l’Enfer chrétien. Monstrueuse, elle l’est à plus d’un titre. Par ses dimensions tout d’abord, car elle semble à l’étroit dans l’immense Nef du Grand Palais, longue pourtant de deux cents mètres et culminant à quarante-cinq mètres sous le dôme. Par son altérité surtout, car cette gigantesque toile de PVC rouge sombre, gonflée d’air, qui étend ses protubérances bulbeuses, lisses et brillantes, dans toutes les directions afin de mieux prendre possession de l’espace de la Nef, ne ressemble à rien de connu, à rien de concret. Avant que la structure soit gonflée, Anish Kapoor et ses assistants ignoraient si la chose était possible, en l’absence de précédent de cette taille. Quinze tonnes de tissu gisaient inertes, recouvrant de leurs fins plis le sol de la Nef comme une coulée de lave à peine solidifiée ou la croûte de sang d’une blessure démesurée, attendant qu’un souffle leur donne vie et forme.






Cet objet monumental, trop grand pour l’espace qui l’entoure, et qui semble pouvoir grossir encore jusqu’à briser le verre du plafond, il faut en faire le tour pour appréhender correctement sa forme, tant son échelle est loin de la nôtre. Le meilleur point de vue, le seul qui soit global, demeure inaccessible, à moins d’être un oiseau et d’observer l’œuvre d’en haut. Les spectateurs, le nez à ras de terre comme de minuscules fourmis, ne peuvent que déambuler entre les jambes de la bête assoupie, entre curiosité et crainte.





Forme contenue, comme jadis les bulles d’air emprisonnées dans la résine [1], Leviathan est également une forme contenant, sculptant un espace au sein de l’espace. Comme Jonas avalé par la baleine, le visiteur est invité à pénétrer dans les entrailles du monstre. Chaleur, obscurité, sons étouffés l’accueillent alors, tandis qu’il découvre autour de lui une membrane rouge clair, couleur de l’intérieur de notre corps, dont les méandres se dérobent à sa vue. L’œuvre en cache une seconde. Envers et endroit. Ce n’est qu’en sortant, en jaillissant au jour, que le visiteur se rend compte qu’il vient de sortir du corps de la mère, du cocon doux, clos, rassurant et inquiétant à la fois.










A un journaliste qui lui demandait ce qui faisait de lui un sculpteur et quelle en était la définition à une époque où la taille directe n’était plus la règle, Anish Kapoor répondit « Je crois que je sais ce qu’est l’espace. Je pense que le travail d’un sculpteur est spatial autant que formel. » [2] Leviathan en est une illustration magistrale, à découvrir jusqu’au 23 juin.





[1] Resin, Air, Space, 1998.

[2] Entretien avec John Tusa, BBC Radio 3, 2005. Cité in Je n’ai rien à dire. Entretiens avec Anish Kapoor, RMN / Grand Palais, 2011.

lundi 13 juin 2011

L’affaire est dans le sac : l’art et la manière de faire honneur aux buffets de vernissages

1.

Jusqu’au 10 juillet, la Paul-Louis Flandrin galerie accueille « l’affaire est dans le sac ! ». Cet aphorisme de Francine Flandrin, expression prise au pied de la lettre, met en scène un sac aussi chic qu’isotherme créé par Caroline Bousbib et le célèbre Guide Legrand des buffets de vernissages d’Auguste Legrand, l’un et l’autre auxiliaires indispensables de l’amateur de vernissage désirant piller avec chic et distinction les meilleurs buffets.

La collection de sacs isothermes réalisés pour l’occasion par Caroline Bousbib et sobrement baptisée « au_ frais de la princesse » permet de conserver ses prises dans des conditions optimales : le modèle « ni vu ni connu », une pyramide verte couverte de strass, s’ouvre en un éclair – celui de ses fermetures – pour se transformer en nappe de pique-nique, tandis que le modèle « givré » contient un liquide réfrigérant.


2.

Mais pour faire bombance, encore faut-il s’être rendu au bon vernissage. Pour bien choisir, le Guide Legrand des buffets de vernissages est un complice inégalable. Auguste Legrand, alias Pierre Monjaret, s’est consacré à harassante tâche d’évaluer les vernissages du monde entier selon la méthode suivante :
« Choisir un bon buffet de vernissage n’est pas chose facile. Après de longues années de recherche nous sommes arrivés à la conclusion qu’il fallait tenir compte de cinq éléments: le lieu, les discours, le service, la table, la conversation. Pour chaque vernissage, nous noterons nos impressions relatives à ces critères. Puis l’appréciation globale sera indiquée par nos fameuses cacahuètes. Les lieux d’exposition auront donc six, quatre, deux ou zéro cacahuètes. »

3.

Chips, gobelets en plastique, conservations portant sur l’exposition…voici quelques uns des défauts impitoyablement épinglés par le Guide Legrand.


Vous aussi, armés d’un sac signé Caroline Bousbib et de la dernière édition du Guide Legrand, faites trembler les galeristes ! Maintenant plus que jamais, « l’affaire est dans le sac ! ».



1. Aphorisme "l'affaire est dans le sac !" de Francine Flandrin.
2. Le sac "givré" de Caroline Bousbib dans la Paul-Louis Flandrin galerie.
3. le sac "ni vu ni connu " de Caroline Bousbib Paul-Louis Flandrin galerie.

lundi 9 mai 2011

La longue histoire des Dogon (2/2)

Des thèmes communs sont clairement identifiables, même s’il est probable qu’ils aient possédé des significations légèrement distinctes d’un peuple et d’une époque à l’autre.

1.
Le cheval, absent en pays dogon en raison du relief accidenté et de l’aridité des terres, est fréquemment représenté, comme les hermaphrodites, les animaux aquatiques et les figures aux bras levés le long de la tête. La figure du cavalier est traitée chez les Djennenké puis chez les N’Duleri avec une puissante stylisation des formes. Le cheval rappelant à la fois l’envahisseur et la venue des ancêtres sur terre, ce type de figure équestre est généralement interprétée comme une représentation du hogon, clef de voûte de tout village dogon. Choisi par le devin, le binu, le hogon est un homme âgé qui meurt à sa vie antérieure pour jouer un rôle d’intercesseur entre les hommes et Amma, le dieu créateur inaccessible. Il vit seul et reclus dans sa maison, ne parlant pas directement aux hommes mais disposant pour ce faire d’un intermédiaire. La nuit, il s’entretient avec le serpent Lébé, un des ancêtres mythiques ayant guidé les premiers Dogon jusqu’aux falaise de Bandiagara.


2.
La disposition des pièces à l’intérieur des vitrines rend sensible le dynamisme produit par l’absence de symétrie axiale des cavaliers N’Duleri, évolution qui semble apparaître vers le XVIe siècle et que l’on retrouve chez les Dogon. Plusieurs statues représentent des ancêtres dogon franchissant le fleuve Niger sur le dos de tortues ou de crocodiles – nouvelle allusion à la nature aquatique des ancêtres mythiques. Dans la vitrine, la demi-douzaine de figures caracole au sommet de vagues imaginaires, montant des bêtes approximatives, qui souvent se résument à un tronc à peine muni d’une tête et de pattes schématiques. Le dynamisme et la fraîcheur d’évocation n’en sont pas moins saisissants.

3.
La mythologie Dogon telle qu’elle nous est parvenue est loin d’être simple. Bien au contraire, les variantes d’un même mythe sont légions ; elles fourmillent, chacune comportant des éléments qui l’enrichissent et le densifient. Elles nous laissent apercevoir une pensée Dogon très différente de la nôtre, équivoque, sinueuse, tissant des correspondances incessantes entre l’abstrait et le concret. Entre langage et tissage par exemple. Le dieu Amma créa les deux couples de jumeaux – ou les deux jumeaux hermaphrodites – à partir de sa parole et d’un peu de salive. Plus tard, l’un des jumeaux, Nommo, enseigna aux hommes l’art du tissage. A mesure qu’il formait les mots dans sa bouche, le tissu –parole prenait tournure, la langue jouant le rôle de la navette, les dents celui du peigne du métier à tisser. Les motifs tissés sont probablement la matérialisation du contenu de cette parole, sa pérennisation, encore que pour les interpréter il faudrait avoir été initié au préalable.

4.
De même, lors de la sortie des masques dogon, les non-initiés – les femmes et les enfants, tenus à l’écart car associés à la puissance vitale – interprètent le masque kanaga, une double croix, comme un oiseau, là où les initiés voient également le Renard pâle mourant de soif, les pattes écartées, Amma créant le monde en une danse tournoyante entre ciel et terre, mais encore la représentation du sacrifice de Nommo, coupé en quatre morceaux par Amma pour rétablir l’ordre après la fuite de son frère le Renard pâle, parti en emportant un morceau de leur placentas, ce qui symbolise l’inceste avec sa mère la Terre. Pour appréhender ces couches de sens complémentaires, les jeunes garçons étaient initiés au moment de leur circoncision. Il existe encore près du village de Songo un auvent sur lequel sont peints des motifs reprenant les formes de masques et autres symboles dogon. Les premiers fragments de peinture furent rapportés en 1907 par le lieutenant explorateur Louis Desplagnes, en mission pour le musée du Trocadéro.

5.
Privé de l’usage de la parole en châtiment de son crime, le Renard pâle ne peut s’exprimer qu’en laissant les traces de ses pattes sur les tables de divination dessinées à même le sable. Le binu, apte à lire cette langue secrète, inscrit plusieurs fois une même question au moyen de signes, sème de la nourriture pour attirer l’animal puis étudie les marques récoltées pour en tirer des réponses.

6.

Connus voire célèbres de nos jours, les Dogon conservent un bonne partie de leur mystère. Malgré une islamisation croissante, ils demeurent attachés à leurs mythes et à leur culture, qui continuent de faire l’objet de réinterprétations. Si les masques sortent à présent pour satisfaire les touristes autant que pour apaiser les âmes des morts et se concilier leur énergie vitale, cette nyama qui rôde d’un monde à l’autre et peut devenir néfaste, ces fêtes attirent également de nombreux Dogon établis en ville et sont l’occasion de remettre au goût du jour la forme et les matériaux utilisés pour confectionner les masques.

Ce présent de l’histoire Dogon, l’exposition du musée du quai Branly l’effleure à peine, le réservant peut-être pour une expo future. On l’espère !

Photos de l'exposition :
1. et 3. : cavaliers N'Duleri
2. et 6. : figures d'ancêtres dogon franchissant le fleuve Niger
4. : masque du singe blanc, dogon
5. : photo d'une photo de l'auvent dit Desplagnes, prise dans les années 1970

dimanche 8 mai 2011

La longue histoire des Dogon (1/2)

1.

Bien souvent, les objets d’art africain parvenus jusqu’à nous ont été récoltés lors de missions d’exploration ou d’ethnographie et ne remontent guère au-delà du XIXe siècle. Les statues, masques et objets du quotidien dogon rassemblés au musée du quai Branly jusqu’au 3 juillet sont donc doublement exceptionnels, par leur ancienneté et leur état de conservation. Mais surtout, leur réunion dans un même lieu rend manifestes les emprunts formels entre populations dogon, pré-dogon et voisines des Dogon. Les Tellem, Niongom et Tombo, qui vivaient en pays dogon avant l’arrivée de ces derniers, sont en effet représentés, de même que des peuples ayant vécu sur le plateau et les falaises ocre de Bandiagara en même temps que les Dogon, Djennenké et N’duleri.

2.
Le visiteur a ainsi devant les yeux un panorama de la création artistique du XIe au XXe siècle dans cette région du sud est du Mali, à l’écart des routes caravanières et hors de portée des empires. Le relief escarpé des falaises de Bandiagara, refuge naturel, a attiré et retenu des populations variées pendant plus de dix siècles. Le temps long de l’histoire artistique est pour une fois visible, et ce dans un même espace géographique. Malgré les inévitables lacunes, c’est un continuum créatif rare qui s’offre au visiteur. Ce dernier peut observer l’importance de motifs iconographiques tels que le cheval ou le crocodile, la figuration ou non de scarifications, de bijoux et de vêtements, la présence ou l’absence d’une patine sacrificielle. Les jeux d’influences entre populations, voire entre villages, deviennent lisibles. Chaque statue se trouve replacée au sein d’une famille d’œuvres et d’un réseau d’emprunts et de réinterprétations qui l’englobent et la dépassent. Nous pouvons soudain appréhender l’avant et l’après de cette figure. Le temps long émerge du sable ocre du pays dogon avec l’histoire de ses statues.



3.

Au nord, l’empire du Ghana pousse dès le Xe siècle les Djennenké à fuir l’islamisation forcée. Leur migration s’achève au XIe siècle dans les falaises de Bandiagara. Au XIVe siècle viennent ensuite les Dogon, du sud cette fois, fuyant l’empire du Mali gourmand en soldats et en esclaves. Leur présence bouleverse la localisation des peuples qui habitent le plateau. Des Tellem, on ignore s’ils furent assimilés par les Dogon, ou bien chassés vers une zone plus reculée de la falaise de Bandiagara. Les Dogon les considèrent comme leurs ancêtres, comme un peuple très puissant qui détenait le pouvoir de voler dans les airs et surtout de faire tomber la pluie. Cette interprétation mythique des Tellem s’appuie sur une base réelle : nombre de statues Tellem ont été retrouvées dans des lieux difficilement accessibles. Par ailleurs jusqu’aux XI-XIIe siècles le pays dogon bénéficiait d’un régime des pluies plus abondant, qui favorisait l’agriculture. La situation changea brusquement et la sécheresse s’installa. Les nouveaux venus sur la falaise attribuèrent ce changement climatique à la disparition des Tellem, en qui ils virent par ricochet les heureux habitants d’un âge d’or, doués de pouvoirs magiques, proches des premiers ancêtres Dogon, ces huit jumeaux descendus sur terre dans une arche tirée par un cheval. L’arche se brisa avant de toucher le sol et sous la violence du choc le corps serpentiforme des ancêtres se rompit en plusieurs points. Les articulations étaient nées, rendant possible l’agriculture et la danse.

4.

Certaines statues Niongom donnent une image saisissante de ces ancêtres hermaphrodites – variante des jumeaux de sexes opposés – dont le corps sans structure ondule au rythme des sinuosités de la branche dans laquelle il a été taillé. Les bras levés des statues Tellem seront repris dans la statuaire dogon, peut-être en espérant que cette posture était magique, c’est-à-dire efficace, susceptible de faire tomber l’eau tant désirée. Les Dogon utilisaient également des « accroche nuages », objets en fer, matériau réputé magique, qu’ils plaçaient sur le toit des habitations. De la magie supposée à la prière dont le résultat est incertain, l’histoire des peuples de la falaise suit celle du climat sous lequel ils vivent, en poésie et pragmatisme.



Autre indice de la puissance surnaturelle prêtée aux peuples les ayant précédés sur la falaise, cette anecdote concernant la découverte par Denise Paulme d’une statue Niongom au fond d’une case, enterrée jusqu’au cou dans le sol. Malgré ce désintérêt apparent, les habitants du village refusèrent de toucher l’objet, expliquant qu’il se trouvait là avant leur arrivée. Respect et crainte entouraient encore la statue plusieurs siècles quoiqu’elle ait cessé d’être utilisée.
5.


La suite demain les amis !


Photo de l'exposition du musée du quai Branly :

1. Gros plan de la statue Niongom découverte aux trois-quarts enterrée par Denise Paulme, XVI-XVIIe siècles
2. Statuette Tellem
, XIV - XVe siècles
3. Statuette de cavalier Djennenké, XIV - XVe siècles
4. Statues Niongom, dont celle découverte par Denise Paulme,
XVI-XVIIe siècles
5. Statuettes Tellem aux bras levés représentant probablement les couples de jumeaux hermaphrodites, ancêtres mythiques, XVe siècle, musée Dapper.

lundi 25 avril 2011

Connaissez-vous (vraiment) Jean-Michel Othoniel?

1.

Il suffit de s’être promené du côté du musée du Louvre et des jardins du Palais Royal pour se souvenir de la place Colette, sur laquelle donne la Comédie Française. Au centre de cette place se dresse le Kiosque des Noctambules de Jean-Michel Othoniel, sans conteste la plus féerique des bouches de métro parisiennes. Commande la RATP en 1997, le Kiosque se compose de deux coupoles en perles de verre de Murano, l’une dans les tons chauds, l’autre à dominante bleutée, qui s’élèvent aériennes au-dessus de la résille alvéolée de la rambarde en aluminium. Cette châsse monumentale, insolite dans une ville en blanc et gris zinc, semble faite pour garder l’entrée d’un pays de contes de fées plutôt que l’accès aux quais du métro.

Mais ces perles de verre que les amoureux de la nuit admirent aux heures où le kiosque redevient solitaire, bien que translucides et multicolores, sont accidentées, blessées. Minéral et incorruptible, le verre devient vivant et presque organique dans les œuvres d’Othoniel. A l’opposé de la pratique classique qui vise à rendre invisible le travail du souffleur sur le verre, Jean-Michel Othoniel a voulu insister sur ces traces : « J’ai donc choisi de travailler sur cet accident, d’obliger les verriers à blesser le verre avant de le travailler, ce qui aboutissait à des formes irrégulières, marquées, portant des cicatrices. C’est dans ces cicatrices que je voyais une vraie beauté. J’ai donc posé une règle du jeu dans mon travail avec le verre : montrer la violence qui est à l’œuvre dans le matériau. »*
2.

Ces imperfections, ces bulles d’air qui traversent les perles de verre comme une inquiétude ou un non-dit, quelle est leur histoire ? Jean-Michel Othoniel a beau être né en 1964, il a déjà parcouru un long bout de chemin depuis ses premières œuvres en 1986. C’est ce cheminement que le Centre Pompidou se propose de retracer, via une exposition que l’artiste a souhaité intituler My Way, comme un état des lieux de ses recherches menées selon une trajectoire personnelle et indépendante à travers les courants de ces vingt-cinq dernières années. L’occasion est venue de voir si nous connaissons vraiment Jean-Michel Othoniel.

3.
Ses premiers travaux sont marqués par un intérêt pour l’aspect immatériel de la photographie, les formes inabouties, fantomatiques qu’elle laisse apparaître. Dans Héliographie bleue (1986), Othoniel solarise une grande feuille de papier de soie recouverte de ferroprussiate qui laisse alors apparaître des halos ectoplasmiques. Les cartes à jouer en verre photosensible de El burlador (1990) brouillées et floues, semblent dénoncer la mystification du tricheur. A chacune d’entre elles sont suspendus de fausses pipes, de longues plumes de couleurs vives, un petit miroir et même un nez rouge. Si les pipes renvoient aux célèbres scènes de tabagies, très fréquentes dans la peinture du XVIIe siècle où elles accompagnent des joueurs de cartes, les autres éléments peuvent être identifiés comme les artifices qui aident le tricheur – burlador en espagnol – à tromper ses victimes, grâce à sa belle mise. Notons que le verre est déjà présent en tant que matériau, bien qu’il ne soit encore que support.

Après ses Insuccès photographiques, Jean-Michel Othoniel passe du fantomatique au corporel, ce qui le conduit à pratiquer la sculpture. Il règle définitivement ses comptes avec l’héritage des grands maîtres de la peinture avec ses Femmes intestines (1995), peintures au phosphore qui font disparaître des grands nus de l’histoire de l’art comme La Grande Baigneuse et La Grande Odalisque d’Ingres, Io de Corrège ou la Danaé de Titien et la Suzanne au bain de Tintoret sous une couche noirâtre qui les métamorphose en tortueux estomacs, creux qui se remplissent et se vident sans cesse. Leur font face des Histoires de peinture péninsulaire (1991), chemises rigidifiées à l’aide de soufre et cachant dans leurs plis une longue courge. Le glissement de l’alimentaire au sexuel est rapide. Il est même encouragé par des œuvres comme L’Ame moulée au cul (1989), moulage en soufre de la protubérance occupant le fond d’une bouteille, mais qui renvoie par son homonymie à l’âme humaine, à notre psyché, tandis que son renflement évoque une dimension bien moins éthérée de la vie humaine. La de révélation est également présente dans La Mala Suerte, de petites masses de soufre fondu présentées à Hong-Kong en 1991 et dont la face cachée recèle un orifice occupé par un doigt ou un œil rendu visible au moyen d’un jeu de miroirs qui rappelle la camera obscura.
Un corps humain érotisé, résumé à ses creux et à ses protubérances, voilà ce dont rend compte Rings and Tits (1995), où des anneaux en plomb s’agglutinent ou se superposent à des disques de cire évoquant des mamelons et des tétons. On retrouve en germe la matrice de la résille alvéolée de notre Kiosque des Noctambules, avant qu’elle perde une partie de son caractère charnel.

4.
La rencontre d’Othoniel avec le verre a lieu peu avant 1992, lors d’un séjour aux îles Eoliennes, par l’intermédiaire de l’obsidienne, verre noir d’origine volcanique. Dans son Contrepet d’obsidienne, âme et corps sont de nouveau convoqués. Le trou central, tout à la fois cratère évoquant Stromboli, bouche, œil et anus, n’empêche pas le visage du regardant de se refléter comme dans un miroir, rappelant les mythes qui racontaient que l’obsidienne reflétait l’âme. D’organique, le verre devient organe en 1997, date à laquelle Othoniel commence à travailler avec les verriers de Murano. Ces formes chatoyantes, étranges, phalliques sont nées de l’envie de Jean-Michel Othoniel de « stimul[er] des sens autres que la vue […] l’envie de lécher, par exemple. » Si le caractère équivoque des pièces s’atténue par la suite, la dialectique accident – cicatrice – beauté s’installe au cœur de chaque perle de verre. Elle est parfois présente à l’échelle de l’œuvre elle-même, comme dans Le Bateau de larmes (2004), où un dais de verre multicolore vient coiffer une modeste barque de bois de boat people, la beauté naissant du contraste des matériaux qui magnifie la tristesse de la réalité qu’elle évoque de manière allusive.


5.
Après avoir, à l’instar d’un sorcier ou d’un magicien, donné une vie organique au verre qui n’était que du sable inanimé, Jean-Michel Othoniel plonge depuis quelques années dans un univers scientifique et mathématique avec par exemple son Grand Nœud autoporté (2011), gigantesque collier qui se hisse et ondule comme un serpent sans avoir besoin d’un support pour le maintenir. Ces gigantesques colliers de perles qui tournent et retournent sur eux-mêmes ne sont pas sans évoquer une longue chaîne d’atomes ou la double hélice d’une molécule d’ADN, quand ils ne se veulent pas la mise en espace de modélisations mathématiques comme le nœud borroméen – Le grand double nœud de Lacan (2011) utilisé par le psychanalyste pour représenter la structure du sujet.

Au vu de la richesse du chemin parcouru, on ne peut qu’avoir hâte de connaître les nouvelles étapes du voyage…

Exposition jusqu’au 23 mai 2011.

A visiter également, le site la galerie Perrotin qui contient une foule d’informations sur Jean-Michel Othoniel.

*C.f. catalogue de l’exposition, Jean-Michel Othoniel, Catherine Grenier (dir.), éditions du Centre Pompidou, p. 148.

1. Le Kiosque des Noctambules
2. Le Kiosque des Noctambules, détail de la résille.
3. El burlador
4. Le Bateau de larmes
5. Le grand noeud de Lacan

mardi 12 avril 2011

Bande dessinée en cours...

Voici en avant avant-première une des (nombreuses) cases dessinées par Lorenzo sur un de mes scénarios, pour une histoire qui paraîtra cet hiver.

Mais de quoi s'agit-il ??! Suspense, suspense...


Allez, plus que 999 pages pleines de documentation impossible et de végétation inextricable...Qui a dit que c'était des vacances de dessiner des "petits miquets" ??!

Copyright Lorenzo 2011

lundi 11 avril 2011

Edouard Manet, l’éternel moderne

1.

Toute expo Manet est une fête pour les yeux et l’esprit. Celle qui se tient jusqu’au 3 juillet au Musée d’Orsay fait entrer en résonance les toiles françaises et américaines (entre autres), offrant une vision très complète de son œuvre. Elle nous permet surtout de mieux appréhender ce qui fait la modernité de Manet. Plus qu’un précurseur de la peinture pure – rendons à Monet ce qui lui appartient – Manet apparaît plus que jamais comme un peintre du sujet, auquel il ne renonce jamais.


Certes, l’impression de non fini qui se dégage de ses toiles, leur donnant des allures d’esquisses désinvoltes et énergiques, a scandalisé de nombreux contemporains, amateurs d’un académisme léché. Mais au-delà de la forme, c’est le choix des sujets qui provoque l’ire des critiques : actrices, chanteuse de rue, gitans, modèle à la nudité disgracieuse et impudente…Les histoires que raconte Manet sont trop éloignées des dignes sujets tirés de la mythologie ou de l’histoire ancienne pour gagner le droit d’appartenir à la grande peinture d’Histoire. La désapprobation fut d’autant plus grande que derrière la « chair faisandée » de la demi-mondaine Olympia les visiteurs du salon percevaient l’ombre tutélaire des chefs d’œuvre du passé, de La Vénus endormie de Giorgione à La Maja desnuda de Goya en passant par La Vénus d’Urbin de Titien. Manet sacrilège, profanateur des trésors de l’art classique ? Comme le furent en leur temps et à leur manière Caravage ou Rembrandt. Manet affirmant la dignité de l’histoire contemporaine n’est pas si éloigné d’un Caravage insistant sur les pieds noirs d’un pèlerin ou la déchéance physique d’un évangéliste, ou d’un Rembrandt prenant pour sujet un Bœuf écorché. Scrutant ses contemporains pour capter leur grandeur et leur beauté, Manet est moderne au sens où l’entendant Baudelaire.

2.

La confrontation des œuvres de jeunesse de Manet à celles de son maître, Thomas Couture, lui aussi admirateur des maîtres anciens, permet de préciser la spécificité du génie de Manet : alors que les toiles de Couture demeurent des tableaux « à la manière de », celles de Manet conservent un irréductible caractère original, comme en témoigne le double portrait de ses parents (1860). On sent dans la figure de Manet père la rudesse du vieillard, saisie à la perfection par Tintoret dans son incroyable autoportrait du Louvre, que Manet avait copié. Pour autant le portrait de Manet conserve toute sa force, peut-être parce que d’autres sources d’inspiration s’y mêlent, notamment espagnoles, équilibrant le jeu des influences.


3.

De même dans son Balcon (1869), le tableau de Goya Les Jeunes ne résonne que comme un écho. Manet y peint une anti conversation piece, où les protagonistes, Berthe Morisot, Fanny Claus et Antonin Guillemet sont murés dans le silence et étrangers les uns aux autres. Ce portrait de groupe est aussi l’aveu d’un échec, d’une frustration, celle de n’être pas parvenu à déchiffrer le visage de sphinx de Berthe Morisot, comme en témoigne un autre portrait peint quelques années plus tard, dit à l’éventail : la jeune peintre y apparaît le visage volontairement dissimulé derrière ledit objet, s’offrant et se dérobant tout à la fois au regard du portraitiste.


4.
Les talents de portraitiste de Manet sont visibles dès ses débuts. Son Enfant à l’épée (1861) est un magnifique portrait de l’enfance. L’œil fier et déterminé, le petit Léon Leenhoff tient maladroitement une épée trop lourde pour lui, comme s’il s’agissait d’un paquet encombrant mais qu’il ne lâcherait sous aucun prétexte. La posture instable de ses jambes restitue la maladresse et l’énergie désordonnée d’un gamin jouant au valet d’un autre temps.



5.
Ami de Baudelaire, Manet représente sa maîtresse Jeanne Duval, à demi allongée sur un canapé. L’immense jupe blanche occupe près de la moitié de la surface de la toile, ouverte en corolle comme une gigantesque méduse, effet qu’accentue une perspective malmenée – qui continue de choquer le quidam qui visite l’exposition en 2011. Même importance dévolue à la jupe féminine dans Lola de Valence (1862), où elle projette une ombre dense et presque sculpturale. Dans les quelques vers écrits par Baudelaire pour accompagner ce tableau, il fait référence à « un bijou rose et noir », que la jupe cache tout en le désignant, comme la main d’Olympia posée sur ses cuisses. Car le sujet, chez Manet, n’est parfois qu’un corps. Portrait d’un corps vivant dans Olympia (1865) et Le Déjeuner sur l’herbe (1863) où Victorine Meurent, nue au milieu de ses vêtements, clame son appartenance au monde terrestre et très humain des modèles d’atelier, loin des pures nymphes des sous-bois et du Concert champêtre de Titien. Portrait d’un corps mort dans son Christ aux anges (1864), dont la tête demeure dans l’ombre tandis que les mains et pieds bulbeux et meurtris sont frappés d’une lumière crue. Corps mort et réifié dans L’Homme mort, torero placé en travers d’un espace abstrait comme un couteau dépassant de la table d’une nature morte pour créer la profondeur du champ, dans la même position que son Asperge devenue célèbre.

6.

Refusant de « finir » ses toiles comme un peintre respectable, de choisir un sujet digne d’être représenté, mais ne se résolvant pas à tourner le dos au Salon et à la reconnaissance officielle, précurseur de l’impressionnisme attaché plus que tout au sujet, Manet a ouvert la voie à une modernité distincte de celle de l’abstraction, une modernité résolument figurative qui a essaimé jusqu’à Lucian Freud.


On ne les présente plus, mais une petite légende peut soulager des neurones fatigués :

1. Le Balcon, Musée d'Orsay
2. L'Homme mort, National Gallery of Arts de Washington
3. Aperge, Musée d'Orsay
4. L'Enfant à l'épée, Metropolitan Museum of Arts de New York
5. La maîtresse de Baudelaire, Musée des Beaux Arts de Budapest
6. Lola de Valence, Musée d'Orsay

lundi 7 mars 2011

Fantasmagories et autres manifestations des morts aux vivants

1.

Que deviennent les morts ? A quoi s’occupent-ils ? Comment vivent-ils ? Dans l’Antiquité, les enfers mornes et tristes étaient loin de satisfaire les foules, qui espéraient une vie après la mort moins désespérante que l’idéologie dominante* . Se développe donc, en marge du devenir classique, celui du héros, soustrait à la mort par l’intervention d’un dieu, que ce soit Héraclès accédant à l’Olympe, Iphigénie sauvée du sacrifice par Artémis, ou les nombreux cas de jeunes filles en détresse qu’un dieu charitable transforme en nymphe à l’instant du suicide. D’Achille, le sort n’est pas certain : selon l’épopée Aethiopis, il est emmené par sa mère Thétis sur l’île de Leukê. Comment Achille pourrait-il mourir pour de bon ?


2.

Au Moyen-Age, malgré l’énergie déployée par les Pères de l’église pour persuader leurs fidèles de l’inutilité du culte des morts, des banquets funéraires, la grande majorité des laïcs ne se résout pas à ne disposer d’aucune ressource pour préparer sa vie dans l’au-delà et soulager ses parents et amis trépassés. On s’intéresse à l’immédiat après-vie** , avant, bien, bien avant le Jugement Dernier. On déterre les morts, d’abord textuellement, avec le Dit des trois morts et des trois vifs au XIIIe siècle, qui rappelle aux vivants la vanité de toute chose terrestre, puis, picturalement un siècle plus tard, avec les danses macabres, qui, dans les livres enluminés comme sur les fresques des églises, martèle l’égalité des hommes devant la mort.


3.

Que l’essor du squelette animé soit contemporain de la grande peste noire qui ravagea l’Europe au XIVe siècle n’est pas anodin, mais il semble que le macabre soit également une forme d’immortalité anonyme et sans gloire, mais bien réelle, qui parle aux fidèles qui ne peuvent espérer recevoir une sépulture de marbre comme celle des rois et prélats. La mort ne cesse plus alors de s’animer. Le théâtre s’empare bientôt du thème, avec bien sûr Hamlet (1603), puis au Louvre en 1632 le Ballet du château de Bicêtre, au cours duquel apparurent, dans ce palais réputé hanté, outre des fantômes, des sorciers, des chouettes et des lutins. Car le mort a parfois des pouvoirs, qui expliquent ce paradoxe d’une vie dans la mort. Dans le lutin médiéval et moderne, il y a un peu du héros antique.


4.
N’étant pas tout à fait mort, le défunt peut revenir hanter ou avertir les vivants, tel Hector dans l’Enéide prévenant Enée de la chute imminente de Troie, ou les âmes des ancêtres d’Ossian, barde Ecossais fictif inventé par James Macpherson à la fin du XVIIIe siècle. C’est à cette époque que se développe et se perfectionne la lanterne magique, que Robertson améliore pour donner de véritables spectacles de fantasmagories au cours desquels il prétend faire revenir les morts. Malgré ses revendications scientifiques, nombreux de ces contemporains y voient un divertissement plus que la preuve de la découverte de nouvelles lois physiques. Est-ce un hasard si les spectacles de Robertson ont lieu en 1798, dans un Paris fraîchement sorti de la Terreur, et qui n’a pas encore oublié le bruit de la guillotine ?

5.


Le romantisme noir qui se développe dans les arts plastiques à la même époque pave la voie au spiritisme. Cette doctrine fondée sur l’existence et la manifestation des esprits et créée par Allan Kardec, cherche à devenir scientifique. Elle a donc soif de preuves tangibles, que la photographie lui fournit bientôt des deux côtés de l’Atlantique, par l’entremise de photographes peu scrupuleux. En France, le succès commercial d’Edouard Isidore Bughet, premier photographe spirite, finit par intriguer la préfecture de police de Paris. Bughet est arrêté pour escroquerie en 1874, et son procès s’ouvre un an plus tard. Bughet avoue d’emblée avoir mystifié ses clients, explique ses trucs, la façon dont il fait parler ses clients pour connaître l’apparence du défunt pour pouvoir ensuite piocher dans sa réserve de clichés le plus adapté, qu’il associe au cliché d’un drap disposé sur un mannequin. Au-delà de ficelles techniques finalement assez simples, la mise en scène est primordiale. Bughet fait attente son client un certain temps, puis récite des incantations autour de l’appareil photo et se fait assister par un magnétiseur. Un piano désaccordé achève de plonger le client dans une ambiance surnaturelle.

6.
Ce que faisait Robertson dans son spectacle, Bughet le reproduit dans l’intimité de son cabinet. L’adhésion est immédiate, même après que Bughet a dévoilé ses trucages. Il faut dire qu’à la même époque Balzac refuse de se faire photographier, de peur de s’étioler un peu plus à chaque cliché, la photographie conservant prisonnier l’un des multiples spectres qui composent chaque être humain. L’explication rationnelle est aussi impuissante que l’avait été avant elle le dogme chrétien : les foules veulent croire que la frontière entre la mort et la vie est poreuse, que les défunts vont et viennent entre ces deux états. Les spirites iront jusqu’à affirmer que Bughet est médium à son corps défendant et n’a pas conscience de ses capacités…

7.

* L. Guyénot, La mort féerique, Anthropologie du merveilleux XIIe – XVe siècle, p.41, Gallimard, 2011. Un livre passionnant.

**Parfois appelée « petite eschatologie », par opposition à la « grande eschatologie », portant sur le sort ultime de l’homme.


Illustrations :
1. , 2., 3., 5., 6., 7. Plaques de verre peintes et mécanisées, France 1re moitié du XIXe siècle : tête de mort à ailettes articulées, tête de démon avec ailettes articulées
, Mort avec faux articulée, tête de femme (Marie-Antoinette ?), magicien avec plusieurs têtes amovibles, tête de démon. Ces images étaient projetées par la lanterne magique durant les spectacles de fantasmagories.

4. Fantasmagorie de Robertson dans la cour des Capucins en 1797, gravure figurant dans " Mémoires récréatifs, scientifiques et anecdotiques du physicien-aéronaute E.-G. Robertson...", vol. 1, Paris 1831-1833, cop. Bnf

Voir l'exposition Revenants au musée du Louvre jusqu'au 14 mars, ainsi que de nombreuses conférences et projections de films sur le thème à l'auditorium du musée - des premières danses macabres aux derniers zombies.
Le 6 mars dernier avait lieu dans l'auditorium, un spectacle de fantasmagorie, reconstitution de l'art de Robertson.