dimanche 28 juin 2009

Les caprices de Marianne


Les représentations de cette pièce de Musset se poursuivent jusqu’au 19 juillet, ce qui laisse encore quelques semaines pour vivre un vrai moment de théâtre avec des comédiens impeccables, au service d’un texte aussi neuf qu’en 1823, année de sa création.

Il y a d’abord Célio, l’amoureux transi, maladif presque, qui préfère son désespoir à l’amour dans les bras « d’autres Marianne ». Un siècle ou deux plus tôt ses soupirs auraient trouvé une oreille complaisante, qui se serait laissé convaincre au clair de lune ou à l’ombre d’une charmille. Mais l’époque a changé, et Célio lui-même reconnaît qu’il n’est pas de son temps.

À l’opposé sur le spectre de la jeunesse, son ami Octave ne vit que pour s’étourdir de plaisirs et de vin, et « aimerai(t) mieux mourir que de (s)e suicider ». Il décide de plaider la cause de Célio auprès de l’ingrate Marianne. De cette décision naît un triangle amoureux complexe, où les sentiments de Marianne et d’Octave luttent contre une liberté qu’ils préfèrent à tout. Si pour Marianne c’est s’affranchir que d’aimer celui qui ne demande ni s’exige rien, pour Octave aimer Marianne c’est trahir l’amitié qu’il porte à Célio.

Lien puis obstacle involontaire entre Marianne et Célio, Octave est le personnage pivot de la pièce, celui par qui le malheur arrive, à son corps défendant. Ses bouffonneries offrent d’abord un contraste savoureux avec le pathétisme de Célio, puis le personnage prend de l’ampleur, développant son cynisme joyeux et son refus des entraves, qui s’étiole et doute au fur et à mesure que Marianne éveille en lui des sentiments nouveaux.

La cause de ce revirement c’est le caractère atypique de Marianne, qui refuse de tenir son rôle d’épouse soumise comme celui de la belle dame sans merci. Sa conduite fantasque manifeste haut et fort son libre-arbitre. Peu lui importe qu’elle ne soit que la jeune épouse d’un vieux juge retors, fraîchement sortie du couvent. Elle entend s’émanciper de tous : le mari méfiant et jaloux, l’amoureux aussi importun que désespéré, l’ami maquerelle qui parle pour lui. Les prières, les serments, les sérénades au clair de lune des uns ne diffèrent finalement pas des menaces de sanction agitées par le vieux barbon aux allures de parrain de la mafia.

Le texte de Musset, qui avait à peu près l’âge de ses personnages quand il écrivit la pièce, est enlevé, tour à tour drôle et triste, parfois douloureusement poétique et toujours juste. L’ironie le dispute au lyrisme, revendique et se moque de ce carcan poussiéreux incarné par le juge, un peu ridicule et démodé mais dont la poigne continue de serrer et de briser.

jeudi 18 juin 2009

L'orage


Un vieux café brun du Jordaan, intime et patiné. Voilà l’endroit où mes élèves de dernière année m’ont donné rendez-vous. Ils y ont peut-être leurs habitudes, certains sont sûrement familiers avec la serveuse. Ou bien ils ont craint que je décline leur invitation s’ils me proposaient de les retrouver dans un café à la mode, un de ces établissements modernes qui étendent leur blancheur le long des canaux. Je n’ai rien contre ces endroits, mais je crois bien qu’effectivement je ne serais pas venu. Soumettre mon corps et mon esprit fatigués à l’examen clinique des néons, les voir réfléchis par la laque des tables, je n’y tiens pas.


Dans ce vieux café, en revanche, je me sens bien. J’y allais moi-même quand je faisais mes études. Il n’a pas changé. La salle basse a gardé ses boiseries sombres, avec au fond le comptoir et derrière lui les tonneaux et les bouteilles soigneusement alignés, comme dans une boutique d’apothicaire. Les verres reflètent faiblement la lumière orageuse qui filtre des fenêtres. C’est dans cette petite salle que s’installent les clients qui ont atteint la dizaine grisonnante. Je l’ai laissée derrière moi depuis longtemps, mais je monte m’asseoir dans la salle haute. Plus confinée, meublée de grandes tables longues comme celles des banquets, cette salle est régulièrement envahie par les étudiants, ceux qui commencent tout juste à travailler, de jeunes touristes. Ces tables sont à la mesure de leur vie sociale. Comme il est encore tôt, l’une d’elles est encore libre. Je m’y installe avec un journal en évitant soigneusement de siéger en bout de table. Les patriarches m’ont toujours ennuyé.

Je suis arrivé en avance, pourtant mes élèves sont très vite là. Une douzaine de visages lisses et joyeux m’entoure, me presse respectueusement. « Comme c’est gentil d’avoir pu vous libérer, professeur ! », « Nous sommes très touchés que vous ayez pu venir !»…Ils sont gentils. Ils ne se rendent pas compte. Ils ne savent pas encore. Mon emploi du temps très chargé, mes recherches dans le silence de mon bureau…Vue d’où ils sont, la vie est dense, lourde de possibles, prête à éclater tel un fruit mûr qui palpite sous les coups des opportunités qui s'esquissent à l’horizon. Pour moi, il y a longtemps qu’elle n’est plus qu’une poche vide. J’ai arrêté d’y fouiller à la recherche d’une surprise, d’un évènement, de quelque chose. Je redoute la fragilité de cet enthousiasme, dont ils n’ont pas même conscience. Je pourrais aider ces possibles à émerger, à advenir. Au-delà du professeur, c’est presque déjà le confrère, le mentor pour certains, qu’ils ont invité. Mais ce n’est pas à moi de leur suggérer des choix, ceux qui furent les miens, ceux qui ne le furent pas. Certains sans doute espèrent un geste de ma part. D’autres sont simplement venus savourer le bref moment de complicité qui surgit avant que les rapports de maître à élèves ne cèdent la place à l’indifférence polie qui existe entre confrères.



Un orage éclate, d’une fureur inhabituelle pour la saison. Le café brun vire au gris. Dans l’obscurité soudaine mon odorat prend l’ascendant sur mes yeux. Je remarque alors le bouquet de frésias sur la table voisine. Des effluves puissants et sucrés, dans un vase en étain bruni, au large col et à l’épaule généreuse, rond comme un bulbe. Les lanternes d’écurie suspendues au plafond le font luire discrètement. Dans la pénombre qui me creuse les joues, j’ai l’impression d’avoir cent ans, comme les vieilles photographies au mur. L’averse cesse bientôt, se retire comme une marée. Je m’éclipse alors, écourtant la scène des au revoir et des inévitables remerciements. Ce serait plutôt à moi de les remercier, mais ils ne comprendraient pas. Pire, cela dévaluerait à leurs yeux cette année de cours. Alors je me tais.


Je presse le pas sur le chemin du retour, où quelques gouttes s’attardent. Depuis le pont qui enjambe le canal des lauriers, je remarque soudain une poule d’eau qui couve ses œufs. Elle a installé son nid sur une planche flottante à côté d’une péniche et ne bouge plus de là, orage ou pas, ses yeux ronds fixés sur l’eau verte.

dimanche 7 juin 2009

Qui a peur de Kandinsky ?

Première aquarelle abstraite, MnAM (cop.Flammarion, Epoque contemporaine)

Pour tout le monde Kandinsky rime avec art abstrait, voire pour les plus calés avec la première aquarelle abstraite antidatée de 1910 (probablement exécutée en 1911 ou 1912). Bien qu’il n’ait pas été le seul à emprunter un des chemins de l’abstraction* en ce début de XXe siècle, Kandinsky demeure Monsieur Abstraction. Un abstrait bizarroïde, qui ne se résout pas à éliminer entièrement les formes incertaines qui peuplent ses toiles, les lignes de force qui les parcourent, alors que dès 1915 Malevitch peindra son carré noir sur fond blanc, icône qui rompt radicalement avec les mouvements artistiques de l’époque - cubisme, primitivisme, futurisme et toutes leurs alliances.


Dans le gris, 1919, MnAM(cop.Flammarion, Epoque contemporaine)

Kandinsky est donc un précurseur un peu à part, qui participe aux grands évènements de l’histoire et de l’art sans s’y fondre : peu à l’aise avec les principes et l’esthétique du communisme triomphant, où l’art abstrait n’a pas la cote, il rejoint le Bauhaus de Walter Gropius à Weimar. Il y enseigne aux côtés de son ami Paul Klee, mais on ne peut pas dire que la peinture de chevalet soit le fer de lance de cette école centrée sur la rationalité, production de masse et le design moderne à la portée de tous. Les nazis ferment le Bauhaus en 1933 et Kandinsky se réfugie à Paris. On peut admirer la constance avec laquelle il continue de peindre et de faire évoluer son style malgré les tourments de la grande histoire.

Impression III, 1911, Munich (Connaissance des Arts n°670)

L’expo de Beaubourg rend très sensible cette évolution, en illustrant l’ensemble de la carrière de Kandinsky. Les débuts néo-impressionnistes influencés par la culture populaire russe, la période de Murnau avec ses paysages traités en grandes masses de couleurs pures, les premières toiles abstraites des années 1910, où l’on sent une dissolution ou décantation plus ou moins avancée de la figure, les années grises du retour en Russie, l’apport du Bauhaus et du modernisme dans la structuration rationnelle de ses compositions, les années d’exil à Paris enfin, avec l’apparition d’êtres hybrides flottant sur un fond bleu. Au-delà de leur parenté avec les créatures de Mirò, ils évoquent les dieux aux bâtons des mantos précolombiens de la civilisation de Paracas, sur la côte péruvienne. Quand on songe qu’à New York dans les mêmes années Roberto Matta et Jackson Pollock découvrent presque simultanément l’art amérindien et Mirò, force est de constater que Kandinsky, à 78 ans, reste dans le coup…même sans anti-datation.

Bleu de ciel, 1940, MnAM (cop. Cnac/MnAM)

Joan Mirò, Chiffres et constellations amoureux d'une femme, 1941, Chicago Art Institute (Flammarion, Epoque contemporaine)



Détail d'un manto, tissu enveloppant les dépouilles des hauts-dignitaires, motif de chamane volant (cop. William A. Paine Fund, MFA), civilisation de paracas (v.-500/-100 av JC)

Le mérite principal de l’expo est d’avoir choisi de belles toiles et d’avoir su résister à la tentation de l’exposition somme, finale et définitive. Grâce à une sélection judicieuse, le visiteur sort avec un bon aperçu de l’art de Kandinsky. Avec une vision peut-être plus juste aussi: à force de le voir comme l’inventeur de l’art abstrait, on avait un peu oublié que le théoricien était un peintre, un peintre qui peignait de belles toiles.


Avec l'arc Noir, 1912, MnAM

Le revers de cette légèreté, loin de toute lourdeur didactique, c’est que l’expo donne un peu l’impression que Kandinsky et son abstraction ont poussé tout seuls comme des champignons…. Les différentes voies empruntées par les peintres contemporains de Kandinsky, l’héritage qu’ils lègueront aux peintres abstraits de l’après-guerre, la parenté entre les dissonances picturales de Kandinsky et celles sonores d’Arnold Schoenberg**, aucuns de ces axes de compréhension et d’explication de l’œuvre de Kandinsky ne sont évoqués. De même, un bref rappel de la différence entre impression, improvisation et composition**,* concepts qu’il crée et utilise pour nommer ses toiles, aurait pu éclairer les visiteurs moins familiers de son oeuvre.

Encore une pincée de pédagogie afin qu’aucun visiteur n’ait plus peur de Kandinsky …


*Titre d’une excellente exposition sur Mondrian organisée au Musée d’Orsay en 2002.

** Tandis que le compositeur, peintre par ailleurs, constatant l’épuisement du système tonal, employa sa vie à en construire un nouveau, le peintre, à l’étroit dans la figuration, fut de ceux qui donnèrent à l’art de nouveaux horizons.

*** Les Impressions naissent d’une impression directe de la réalité, les Improvisations sont des « expressions principalement inconscientes », traduisant des « impressions de la « nature intérieure » » tandis que les Compositions sont des créations très conscientes, longuement mûries. Elles reflètent des stades distincts de la rencontre entre réalité extérieure et intériorité de l’artiste, les deux pôles que Kandinsky entendait synthétiser dans ses toiles.