samedi 25 avril 2009

Britannicus ou l'éveil du monstre

Le théâtre 14 présente jusqu’au 2 mai une belle interprétation du Britannicus de Racine, une pièce sombre où la passion amoureuse sert les rouages de la passion politique. Racine y dépeint un « monstre naissant »*, le jeune Néron à l’aube de son règne brutal et sanglant.

Salle octogonale de la Domus Aurea ("Maison Dorée") de Néron (54/68 ap JC), copyright Encarta

En écrivant une tragédie romaine aux ressorts politiques, le « doux »** Racine se place sur le terrain d’un Pierre Corneille alors au faîte de sa gloire. Avec Britannicus Racine expose surtout sa propre conception de la tragédie, caractérisée par une action simple, s’acheminant lentement et sans surprise vers son terme, prévisible dès le début mais incertain jusqu’au dernier acte. Aucun évènement inattendu pour inverser le cours des évènements comme chez Corneille, aucun héros pour s’opposer au tyran. C’est confiant et plein d’insouciance que Britannicus, après s’être confié à un serviteur fourbe et avoir recherché l’aide d’une Agrippine dont il sert les desseins, s’en va rejoindre Néron au banquet qui lui sera fatal.

Portrait de Néron, provenant du Palatin

Dans Britannicus, la balance penche lourdement du côté des monstres : Agrippine et Néron. Agrippine, parvenue à son zénith, gouverne son fils et à travers lui l’univers, mais voit depuis peu son emprise décliner, tandis que Néron s’affranchit de son ombre et de celle de ses conseillers, l’esprit plein de sa soudaine passion pour Junie.
Face à eux, le couple que forment Junie et Britannicus ne fait pas le poids. Après l’empoisonnement de Britannicus, fils et héritier légitime de l’empereur Claude, c’est à peine si Junie parvient à se soustraire à la concupiscence de Néron en devenant Vestale.
La fin de la pièce elle-même semble comme suspendue. L’exclamation de Burrhus, prenant conscience de la véritable nature de son ancien élève, résonne comme un cri d’impuissance :
« Plût aux dieux que ce fût le dernier de ses crimes ! »


Ce déséquilibre en faveur du crime le plus noir a pu jouer contre de la pièce***, de même que le caractère changeant de Néron, tantôt peureux tantôt cruel, cédant successivement aux pressions de Burrhus, de sa mère et de Narcisse, ce dernier ne l’emportant qu’en affutant l’aiguillon de l’amour-propre :

« Quoi donc ! Ignorez-vous tout ce qu’ils osent dire ?
Néron, s’ils en sont crus, n’est pas né pour l’empire.
Il ne dit, il ne fait, que ce qu’on lui prescrit. »

Ce sont pourtant ces atermoiements qui créent les incertitudes de la pièce, et ce que Racine nommait le « naturel », la vraisemblance d’un Néron qui n’est pas encore parricide.


Statue de muse dans la Domus Aurea, photo d'Howard Huston

Les acteurs jouant Agrippine (Rachel André) et Néron (Jean-Christophe Laurier) rendent avec nuance les facettes de leurs personnages, tour à tour menacés et menaçants, triomphants et en proie au doute. Ils sont soutenus par une Junie (Vanessa Krycève) et un Burrhus (Patrick Simon) non moins justes.

La mise en scène, à la fois discrète et pertinente, concentre l’action autour du lit carré de Néron. Les cloisons mobiles qui l’entourent transcrivent le caractère mouvant et labyrinthique des intrigues de cour autant que les méandres de l’esprit de Néron. Ne veut-il pas ravir Junie à Britannicus afin de justifier le meurtre de cet encombrant prétendant au trône en le faisant passer pour un simple rival? Junie elle-même n’est-elle pas, par son innocence, son rejet des complots et son refus de s’élever au rang d’impératrice, une Agrippine inversée, qui offre à Néron l’occasion de s’affranchir de sa mère ?
La passion dans Britannicus n’est qu’un moyen, elle est éteinte et grise comme les draps du lit de Néron.

Les cloisons vitrées qui environnent Néron le reflètent tel qu’il se rêve: seul et libre grâce à son pouvoir, régnant pour son plaisir :

« Suis-je leur empereur seulement pour leur plaire ? »

L'empoissonnement de Britannicus, composition de François Chauveau, édition de 1675 de Britannicus.

Dans ce reflet, le drap dans lequel il s’enveloppe à la manière d’une toge, qui traîne à terre tant il est long, lourd comme l’empire, cesse enfin d’entraver ses mouvements. Le « monstre naissant » n’a pas fini de croître.



*Préface de 1670. Pour une analyse approfondie de la pièce, voir la préface et le dossier de l’édition folio classique de Britannicus, par Georges Forestier.

**Certains de ses détracteurs accusaient Racine d’avoir amolli la tragédie en substituant les motifs moraux et politiques par des moteurs galants.

***De manière plus anecdotique, l’exécution d’un aristocrate en place de Grève fit de la concurrence à la première de la pièce, la rareté de l’évènement attirant les nobles...

dimanche 19 avril 2009

Le Cirque Calder, l’enfance ingénieuse de l’art

Jusqu’au 20 Juillet 2009

C’est une exposition aérienne et pleine d’humour que le Centre Pompidou a organisée à ses 4ème et 6ème niveaux. Elle n’est pas pour autant dénuée de contenu, bien au contraire. Organisée autour du Cirque Calder, élaboré de 1926 à 1931, l’expo met en évidence l’importance de cette œuvre – performance, installation mais aussi fantaisie pleine de vie et de poésie – dans la constitution de l’originalité artistique de Calder.


Portrait de Calder avec le cirque par Kertész, 1929, copyright Ministère de la Culture-France/Dist.Rmn/visuel presse/Art Resource, NY

Le Cirque apparaît comme un développement en trois dimensions des dessins de scènes de cirque qu’Alexandre Calder publiait dans les journaux américains. On y retrouve cette veine caricaturiste, également présente dans ses dessins d’animaux des zoos de New York, cette réduction des personnages à quelques éléments significatifs qui permettent de les reconnaître. Monsieur loyal porte son chapeau haut-de-forme et sa cape doublée d’un tissu rouge, l’éléphant a une longue trompe en plastique, la danseuse du ventre un soutien-gorge orné de brillants.


Cirque Calder : Clown avec chameau et kangourou, Prima Donna et écuyère, Fanni la danseuse du ventre, photo Sheldan C. Collins (copyright Whitney Museum of American Art, NY)

Rien ne manque dans le « plus petit cirque du monde » où tout est fait avec trois fois rien, des matériaux de pacotille dont seuls les enfants savent tirer parti. Un teckel en caoutchouc, un kangourou en pince à linge. Pour donner forme et vie à ses bouts de chiffons, bouchons de liège et morceaux de bois, le magicien Sandy utilise de la ficelle, des ressorts, et souvent du fil de fer.
Grâce à son ingéniosité, la pauvreté des matériaux s’efface devant l’écuyère, le dompteur ou le lion.

Le fer devient le matériau de prédilection de Calder, peut-être parce qu’il crée un pont entre dessin et sculpture. Même économie de moyens pour créer un espace avec quelques traits de crayon ou de fer, même rapidité d’exécution. Le petit film qui montre Calder réalisant le portait de Kiki de Montparnasse (1929) est très instructif : armé d’une pince et d’un rouleau de fil, il monte une armature de fer en quelques minutes, qui ressemble au modèle comme un portrait-charge. Le long nez pointu de Kiki, qui fascinait Calder, surgit à l’extrémité du visage, tirant sa petite bouche pincée vers l’avant.


Josephine Baker IV, Danse, 1929, Centre Pompidou, Mnam, copyright Cnac/Mnam

Mais rapidité ne signifie pas facilité. L’apparente simplicité et l’aspect ludique des animaux que Calder croque, des portraits de ses amis, cachent la maîtrise d’un art d’ingénieur. Art spontané certes, mais exigeant un savoir-faire précis. A la différence de Tatline et de ses « contre-reliefs », aucune des figures ou têtes en fil de fer de Calder ne sent l’ingénieur. Ses mobiles, baptisés ainsi par Duchamp, conserveront cette aisance où l’étude semble absente. Une œuvre comme Cône d’ébène (1933) met en évidence cette impression d’art qui cache l’art : l’équilibre entre les trois masses paraît avoir été atteint par tâtonnements, par pesées successives sur les plateaux d’une balance d’enfant.


Cône d'ébène, 1933, NY, Calder Foundation (copyright Calder Foundation)

Au lieu de sculpter la matière – marbre, bois, terre, …– Calder sculpte le vide, le rien. Si cette démarche fait à première vue écho à celle de Picasso, initié par Julio Gonzalez au travail du fer et à la soudure autogène, notamment à son projet de monument à Apollinaire (1928), elle semble plus radicale encore, par la légèreté de l’œuvre, dépourvue de soudure et suspendue par un fil au plafond.

Le concept de sculpture est totalement renouvelé : il devient conciliable à la fois avec le vide et le mouvement.
Le fer permet de rompre avec la définition de la sculpture comme espace plein en introduisant le vide en son sein. Dès lors, la sculpture ne s’oppose plus à l’espace, mais l’intègre et lui donne forme. Les figures et les mobiles de Calder vont encore plus loin que le projet de monument à Apollinaire. En concevant des sculptures qui bougent, « mobiles » au sens premier du terme, Calder fait interagir ses sculptures avec l’espace, au point de brouiller la frontière qui les sépare.

Mobile (1933) et Sphérique III (1931) photographiés par Marc Vaux (copyright Centre Pompidou, Bibliothèque Kandinsky, fonds Marc Vaux)

La sculpture se trouve rajeunie par des œuvres aussi légères qu’un vol de papillon, qui sculptent l’espace qui les entoure au gré des caprices des courants d’air. Car comme le disait Calder : « Un mobile c’est comme un employé de la fourrière pour le vent. Comme un employé de la fourrière attrape n’importe quel chien, le mobile attrape n’importe quel vent, qu’il soit bon ou mauvais. »


vendredi 10 avril 2009

Le XXème siècle vu du Jazz


Du 17 mars au 28 juin au Musée du quai Branly, Galerie Jardin.

Le feuillet qui accompagne l’exposition la définit comme une « réflexion anthropologique ». C’est effectivement le cas : les peintures, dessins, photos, films et autres pochettes de disque et affiches rassemblés ici ont été choisis pour les rapports qu’ils entretiennent avec le Jazz. Leur qualité intrinsèque est donc variable, surtout celle des toiles.

Cet ensemble composite tient toutefois parfaitement son pari : convoquer l’esprit protéiforme du Jazz, qui ne cessa d’évoluer tout au long du XXème siècle. Afin que le néophyte ne se sente pas perdu, l’architecte a conçu une « timeline », vitrine placée au centre de l’exposition et qui retrace, extraits sonores à l’appui, les mutations du Jazz, des années 1917 à nos jours. Autre point de repère, les panneaux en hauteur indiquant les noms des sections.

Bref, un choix pertinent et une très grande variété d’œuvres alliés à l’astucieuse utilisation d’un espace difficile (la Galerie Jardin est un peu biscornue).

Afin de rentrer un peu dans le détail, quelques temps forts et un regret.


1. Le caractère dionysiaque du Jazz

Dans un extrait de L’Aurore de Murnau, le Jazz apparaît comme une danse sensuelle et libératrice, impression confortée par les dessins de Winold Reiss qui montrent des corps devenus incandescents être consumés par cette « musique nègre » arrivée en Europe en même temps que les soldats noirs Américains.
A ses débuts le Jazz est entouré d’une réputation un peu sulfureuse. N’a – t-il pas vu le jour dans les maisons de plaisir du Quartier de Storyville à la Nouvelle-Orléans ?

2. La jazzïte aiguë

Dans les années 20 et 30 en Europe, la culture noire est à l’honneur sous tous ses aspects, du cubisme qui s’abreuve en partie à la source de l’art africain au Jazz avec Joséphine Baker qui éclipse avec sa Revue nègre la grande star de l’époque, Mistinguett. Son succès lance celui de l’affichiste Paul Colin, dont un somptueux portfolio est présenté dans l’expo.


Josephine Baker dans "La Revue des Revues" , 1927, photo de Waléry


A Harlem toute une culture prend forme autour du Jazz, qui inspire également des artistes blancs comme Carl Van Vechten. Ce dernier, influencé par Man Ray, photographie de nombreux musiciens et chanteurs noirs.


La chanteuse Billie Holiday par Carl Van Vechten, en 1949

La fascination pour le Jazz se poursuit dans les années 1950 : tandis que le Warhol d’avant le Pop Art réalise plusieurs pochettes de disque, on note de troublantes correspondances baudelairiennes entre certains drippings de Pollock et les rythmes du Jazz.

3. L’ambivalence de la condition des Afro Américains en général et des musiciens de Jazz en particulier

Succès à l’envers, le Jazz sera considéré comme « musique dégénérée » par les Nazis. Les photos présentées font écho à celle du cadavre d’un noir victime d’un lynchage, sur fond de « What did I do to be so black and blue » de Louis Armstrong.


Louis Armstrong, photo New York World-Telegram


Tandis qu’en Europe les orchestres de Jazz sont constitués de musiciens noirs, aux Etats-Unis les formations de musiciens blancs (the Original Dixieland Jazz Band, Benny Godman …) sont à l’honneur. Cette récupération pousse les jazzmen noirs à innover constamment afin de se réapproprier ce langage.

Stars adulées des deux côtés de l’Atlantique, les musiciens de jazz noirs continuent d’être méprisés et redoutés par une partie de leurs compatriotes blancs qui les accusent de violer des blanches. Et Louis Armstrong de répliquer doucement : « My only sin…is in my skin ».



La “timeline” est un peu laconique sur le sujet, de même que sur celui des mouvements libertaires : l’affiche des Black Panthers et la photo de la militante Angela Davis, qui attendit seize mois en prison avant d’être jugée et acquittée, se retrouvent noyées au milieu des pochettes de disques. Quelques mots d’explication auraient permis de replacer l’histoire du Jazz dans un contexte socio-politique plus large, sans pour autant faire digression.


Enfin, ne passez pas à côté du parallèle assez émouvant créé entre deux photos. La première, prise devant un immeuble de Harlem dans les années 50 ou 60, présente les principaux acteurs du jazz New-Yorkais de cette époque. Dans les années quatre-vingt-dix, une seconde photo a été prise, où il est plus aisé de compter les présents que les absents. A travers l’hommage, on ressent toute la brutalité du temps qui passe. Cela tombe bien, cette seconde photo est exposée sur la vitrine de la “timeline”.

Dans un autre registre, ne manquez pas non plus le dessin très politiquement incorrect de Siné représentant un Noël à la mode du Ku Klux Klan…