lundi 27 décembre 2010

FESTEN ?!


1.
Dans la galerie de Paul-Louis Flandrin, une fête étrange a lieu. Dans les vitrines, parmi la vaisselle étincelante, les couvercles aux formes chantournées, les couteaux en argent sagement rangés, les minuscules fourchettes à huîtres étiquetées, des hôtes de passage se sont glissés sans bruit. Dès l’entrée, le rouge profond du centre de table en faïence émaillée de Valérie Delarue attire le regard. Mais ce n’est pas un sujet appétissant ou inoffensif que les quatre pièces nous offrent dans tout l’éclat de leur glaçure.


2.
Les pieds dans le plat représente des orteils, des plantes de pieds humains grandeur nature, intacts et fragiles, mêlés à des fruits indéfinissables, à des blocs sans forme reconnaissable, dont la couleur va du rose au violacé en passant par un rouge grenade. Ce centre de table a des allures de festins d’ogres ou de sacrifice. Il rappelle aux convives, de manière fort importune, l’acte violent qui prélude à la consommation des chairs mortes d’un animal, point d’orgue du repas de famille. Les pieds dans le plat sont d’ailleurs à demi ensevelis sous des fragments de vaisselle, comme si le dîner avait conservé une charge violente, comme si le climat orageux né de la réunion des convives pouvait provoquer un séisme meurtrier et engloutir l’assemblée.


L’exposition Festen
dérange donc, au propre comme au figuré, l’espace de la galerie, dont les pièces d’orfèvrerie évoquent une table dressée pour les fêtes par une famille policée, mais qui n’en pense pas moins. A l’instar du film de Thomas Vinterberg qui donne son titre à l’exposition, les pièces laissent apercevoir la partie immergée de l’iceberg. La Cène de la vie familiale de Francine Flandrin, image lenticulaire qui permet de voir simultanément deux prises de vues, selon l’endroit où l’on se place, l’illustre. Fin de partie d’Aude Medori, empreintes en argent de l’intérieur des mains d’un convive, crispées sur son exquise serviette de lin brodé, suggère les tensions dont la table du dîner est témoin. Miller Lévy invite lui aussi à soulever le voile des apparences avec ses Oulipismes, prenant pour cible deux « Que sais-je ? » qui, une fois massicotés et permutés, acquièrent de nouveaux titres révélateurs : « Le mariage et les saveurs » et « Le goût et le divorce ». Art culinaire et familles (dés)unies se trouvent une nouvelle fois mêlés.


4.

Quand l’harmonie du foyer n’est plus qu’un cliché télévisuel la pizza solitaire et sa cannette remplacent les grandes tablées. Cyril le Van crée des simulacres de ces simulacres de repas, en bâche imprimée et cousue. Corinne Fhima suggère que nous ne sommes pas loin de nous transformer nous aussi en produits prêts-à-manger, dont l’humanité est baffouée. Son Eve waiting for love, jeune femme dénudée et ligotée comme un blanc de dinde – humaine ou animale ? – trône sous son cellophane dans deux plats en argent de la galerie.
Si Miller Lévy propose des boîtes d’aliments pour chiens « avec de vrais morceaux de chats » et son pendant pour chats, Marie Sochor permet à leurs maîtres d’apaiser leur fringale carnivore en mangeant Jésus, non plus symboliquement, en croquant une hostie sèche et dure, mais au sens propre, en savourant un saucisson de Lyon bien dodu, bien plus satisfaisant sur le plan gustatif.


5.

Et si le traditionnel repas de famille devient trop inquiétant, nous pouvons toujours Liquider l’année finissante, les ressentiments et les tensions dont elle a été le témoin grâce à Francine Flandrin. Pour ce faire, elle nous propose de remplacer les munitions par un shot de vodka renommée pour l’occasion AK47, nom du fusil de Mikhaïl Kalachnikov. 2011 n’a qu’à bien se tenir.


Festen ?!
Cette fête commencera par la dinde et finira par les marrons.
Une proposition curatoriale de Francine Flandrin
Exposition du 16 décembre au 22 janvier 2011 à la paul-louis flandrin galerie, 158, rue de grenelle 75007

1. Francine Flandrin, Aphorismes, proverbes et expressions #85 Festen ?!, 2010.
2.
Valérie Delarue, Les pieds dans le plat, faïence émaillée, centre de table, 2010.
3. Miller Levy, Parmesan, encre sur parmesan, 1999.
4. Cyril Le Van, Pizza + 2 sodas, bâche imprimée, agrafes et couture, 2010.
5. Miller Levy, Nourriture pour chien et nourriture pour chat, boîte de conserve et impression sur papier
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jeudi 16 décembre 2010

La musique pour le tiroir et le réalisme socialiste: Lénine, Staline et la musique


1.

De la musique pour le tiroir ou pour le coffre-fort. Des tableaux qui restent dans l’atelier jusqu’à la mort de leur auteur, face contre le mur pour éviter l’œil de la censure. A partir des années 1930, et jusqu’à la mort de Staline en 1953, la Russie devient le théâtre de la mise au pas des arts, qui doivent adhérer à l’idéal du réalisme socialiste ou disparaître. L’art soviétique se dédouble, entre une face officielle gaie et folklorique et une face cachée, plus exigeante et personnelle, tournée vers l’art contemporain international. Même les artistes de tout premier plan en sont victimes : Chostakovitch, malgré sa Septième Symphonie composée dans une Leningrad assiégée par les Allemands et érigée en symbole patriotique, oscille entre récompenses – le Prix de l’ordre de Staline – et critiques sévères. Sur l’injonction de Staline, la Pravda intitule son article du 28 janvier 1936 sur son opéra Lady Macbeth de Mtsenk « le chaos remplace la musique ». Elle fustige une musique qui « glousse, vrombit, halète, souffle, pour représenter avec réalisme les scènes d’amour ». Le terme « formalisme » devient synonyme de sérieux ennuis. Prokofiev, Eisenstein et même Khatchatourian seront concernés.

2.

Cette censure frappe parfois à l’aveuglette ou de manière contradictoire : en 1941 Chostakovitch croit sa dernière heure arrivée mais apprend tout à coup que l’officier du NKVD chargé de l’interroger a été lui-même arrêté. Ce jeu cruel et vicieux qui consiste à relâcher puis accentuer soudain la répression, constitutif de beaucoup de dictatures, atteint des sommets sous l’URSS de Staline. La première partie d’Ivan le Terrible d’Eisenstein (1944), sur une musique de Prokofiev, est accueillie favorablement. La seconde sera taxée de …formalisme. Le même Prokofiev, courtisé et cajolé par le régime à chacun de ses passages en URSS, verra son espace vital se réduire considérablement une fois qu’il aura regagné définitivement le giron de la Mère Patrie en 1936. Il n’obtiendra un visa qu’une seule et dernière fois. Sa première femme passera huit années au goulag pour sa nationalité espagnole potentiellement subversive. Prudent, Igor Stravinski attendra 1962 pour retourner en URSS.


3.

Comment la Russie puis l’URSS en sont-elles arrivées là ? En octobre 1917, les artistes des avant-gardes – néo-primitivisme, cubofuturisme, rayonnisme, suprématisme, constructivisme… - répondent présents avec enthousiasme à l’appel de la révolution. Depuis près d’une dizaine d’années déjà ils s’inspirent des traditions populaires et folkloriques russe (les enseignes, les « louboks », images populaires gravées sur bois) et rejettent l’académisme, à la recherche d’un art renouvelé, expression d’un homme nouveau.

4.
Tatline et Malevitch participent à la conception de décors de théâtre mettant en scène cet idéal. C’est en 1913, dans Victoire sur le soleil, que le premier quadrangle, nouvelle icône, aussi vide de l’objet que remplie de sens, apparaît. Vingt ans plus tard, le même Malevitch, dont l’esthétique est aux antipodes du réalisme socialiste, sera emprisonné et torturé. En 1940, Vsevolod Meyerhold, dramaturge et metteur en scène ouvert au constructivisme et au futurisme, qui, comme Maïakovski, voulait porter le théâtre et l’art dans la rue, est purement et simplement assassiné. Son épouse subit le même sort. Maïakovski, qui s’exclamait quelques années plus tôt : « Les rues sont nos pinceaux, les places nos palettes », a lui-même mis fin à ses jours en 1930, devançant la Tcheka, la police politique.

5.


Mais qu’importe, les films de propagande de Grigori Alexandrov, l’assistant d’Eisenstein, couvrent les voix dissidentes et chantent plus fort les paroles de Staline : « la vie est devenue meilleure, la vie est devenue plus gaie ».





6.
Envolées les chansons traditionnelles tziganes comme Les yeux noirs, reprise en chœur par la masse prolétarienne et le célèbre chanteur d’opéra Chaliapine, les ballets constructivistes ou la musique machiniste de Mossolov ou les expérimentations musicales d’Arthur Lourié. Chaliapine n’est jamais revenu d’une tournée à l’étranger en 1922, Lourié est parti en 1921, affirmant que « l’esprit de la musique a(vait) quitté la Russie », et le son de la balalaïka, cette drôle de guitare triangulaire, ne retentit plus guère – même dans les goulags. Le théâtre juif d’Etat (Goset) ferme en 1949, après que son directeur a été assassiné, dans un climat d’antisémitisme croissant. Les juifs, accusés d’être « cosmopolites sans racines » sont arrêtés et souvent déportés. Marc Chagall, actif aux premiers temps de la révolution, s’est réfugié en France et aux Etats-Unis depuis longtemps.


7.

Je laisse le mot de la fin à Tzvetan Todorov, historien et essayiste étudiant notamment l’histoire des idées : « Si l’on veut que l’utopie se réalise ici et maintenant, la dictature est inévitable, la destruction est inévitable, la soumission et la violence sont inévitables. Cela n’empêche pas que l’utopie puisse exister comme un rêve qui féconde l’activité humaine (…).»

Exposition Lénine, Staline et la musique, jusqu'au 16 janvier 2011 à la Cité de la musique.

1. Gustav Klucis, affiche, bibliothèque nationale de Russie, Saint-Pétersbourg (in Connaissances des arts n°686) ;
2. Kazimir Malevitch, projet de costume pour l'opéra Victoire sur le soleil de Krouchenikh et Matiouchine, "l'ouvrier", 1913, musée national du Théâtre et de la Musique, Saint-Pétersbourg (in Connaissances des arts n°686) ;
3. Camp de pionniers près de Moscou, 1954, Henri Cartier-Bresson / Magnum Photos (in La revue de la Cité de la musique, n°64) ;
4. Ivan Klioune, Le Musicien, 1916, galerie nationale Tretiakov, Moscou ( in Connaissances des arts n°686) ;
5. Tatiana Bruni, projet de costume pour le ballet Le Boulon de Dmitri Chostakovitch, "l'ouvrier au fourneau", 1931, musée national du Théâtre et de la Musique, Saint-Pétersbourg (in Connaissances des arts n°686) ;
6. Fédor Chourpine, Le Matin de notre patrie, 1946-48, galerie nationale Tretiakov, Moscou (in La revue de la Cité de la musique, n°64) ;
7. Konstantin Juon, La Nouvelle Planète, 1921, galerie nationale Tretiakov, Moscou ( in Connaissances des arts n°686).

lundi 6 décembre 2010

D’or et de feu, l’art en Slovaquie à la fin du Moyen Age



« De l’or, partout de l’or…Tout est recouvert d’or ! » Telle pourrait être l’exclamation, non pas de Cortés ou de Pizarro, mais du visiteur de l’exposition « D’or et de feu » visible jusqu’au 10 janvier au musée national du Moyen Age à Paris. En présentant des sculptures et panneaux de retables, des pièces d’orfèvrerie et des manuscrits enluminés, elle jette une première lumière sur l’art de la Slovaquie des années 1500, encore méconnu.

A cette époque, la Haute Hongrie – nom que la Slovaquie conservera jusqu’en 1918, à la création de la Tchécoslovaquie – voit affluer les commerçants allemands, qui comptent tirer parti de l’exploitation de ses monts métallifères. On trouve de l’or à Kremnica, du cuivre à Banská Bystrica et de l’argent à Banská Stiavnica. La population des régions orientales augmente, notamment dans le comté de Spis et à Kosice, qui devient la deuxième ville du royaume de Hongrie après Buda, grâce à sa position stratégique sur la route reliant les Pays Baltes et la Pologne à la Hongrie.

La Slovaquie des XVe et XVIe siècles est donc une région prospère, placée au cœur des échanges économiques et artistiques de l’Europe centrale. L’art de l’Allemagne du Sud, de Bohême et de la vallée du Danube constitue l’influence prépondérante, qui véhicule indirectement les modèles italiens. Si, comme dans d’autres régions d’Europe, la gravure est incontestablement un moyen de diffusion des formes et des idées, de nombreux tableaux et statues exécutées en Autriche, Allemagne ou plus loin encore sont visibles en Haute Hongrie où ils sont unis à des oeuvres locales pour former les retables monumentaux qui ornent les églises. Les artistes slovaques pouvaient donc étudier très aisément l’art de leurs contemporains étrangers.


1.
De ces influences naît un art original, mêlant naturalisme des visages et mouvements des drapés, comme chez les sculptures des rois saint Etienne et Ladislas (Comté de Spis vers 1500), ou encore le gigantesque Christ en croix de Kezmarok de maître Paul de Levoca qui fait virevolter les pans du perizonium du Sauveur, annonçant sa résurrection prochaine.

Souvent monumental – le retable de Saint-Jacques de Levoca mesure plus de 18 mètres de haut – l’art slovaque est avant tout théâtral. Au gré des fêtes religieuses, les volets des retables s’ouvraient pour laisser apparaître une humanité plus grande et plus belle, rutilante d’or et chatoyante, au teint rose et frais, dont la sainteté ne pouvait que sauter aux yeux. L’excellent état de conservation des œuvres présentées nous restitue intacte cette impression.

L’étrange sainte Catherine d’Alexandrie du retable de Sainte Catherine de Banská Stiavnica, plus grande que nature, malgré son haut front pur et sa bouche vermeil, dissimule sous les plis puissamment creusés de sa robe un homme coiffé d’un turban qu’elle foule aux pieds. Daté du début du XVIe siècle, ce retable pourrait faire allusion aux bouleversements géopolitiques engendrés par la prise de Constantinople en 1453. Une de ses conséquences sera l’installation de la Diète à Presbourg (ancienne Bratislava) en 1536, après la défaite de Mohács sur les Ottomans. Après la prise de Budapest en 1540, La Slovaquie devient le cœur du royaume de Hongrie. L’assemblée de gouvernement y restera deux siècles.

2.

L’or et l’obsession décorative sont le dénominateur commun des arts de l’époque, accentuant les correspondances entre architecture et orfèvrerie, peinture et sculpture, peinture et orfèvrerie. L’ostensoir-monstrance de Spisská Nová Ves, qui mesure plus d’un mètre de haut, évoque, avec ses trois tours munies de deux niveaux de baldaquins, une construction miniature autour de la lunule qui accueillait l’hostie. La préciosité des calices à décor filigrané ou d’émaux cloisonnés, sertis de pierres précieuses, se retrouve jusqu’à l’arrière-plan des tableaux, où le fond de brocart doré résiste à l’introduction de la perspective, géométrique comme atmosphérique (Flagellation du Christ et Résurrection du retable de la Vierge d’Okolicné, Comté de Spis, vers 1506/1509). L’or envahit même les manuscrits : chartes et antiphonaires sont parsemés de petits cercles d’or, leurs lettrines sont rehaussées de dorures.

1. Vierge d'Annonciation, vers 1480-1490, Velky Biel, église Sainte-Croix.
2. Détail du relief de la nativité dit de Hlohovec, 1480-1490.

dimanche 24 octobre 2010

Baba Bling, signes intérieurs de richesse à Singapour

1.

Jusqu’au 30 janvier 2011, le musée du quai Branly nous propose une plongée dans la chatoyante et luxueuse culture peranakan. Circonscrite dans l’espace et le temps, cette culture s’est déployée principalement dans trois villes malaises, Singapour, Malacca et Penang, du milieu du XIXe siècle à l’aube de la seconde guerre mondiale.

Les peranakan - i.e. « nés ici » en malais - descendent de commerçants chinois venus s’installer dans la région du détroit de Malacca, les premiers au XIVe siècle, la majorité au XVIIe siècle. Ce n’est cependant que dans les années 1840 – 1860, quand une nouvelle vague d’immigration chinoise prend pied en Malaisie, que ces descendants des premiers migrants prennent conscience de leur différence.
Polyglottes, parlant chinois, malais et anglais, les peranakan ne tardent pas à devenir un soutien indispensable pour le pouvoir colonial. Alliés précieux, ils occupent des postes importants dans les entreprises britanniques, notamment de caoutchouc, commerce florissant jusqu’à la crise de 1929, laquelle mettra à mal beaucoup de fortunes peranakan.

Très logiquement, la culture peranakan est faite d’emprunts multiples, géographiquement très divers, de la cuisine portugaise au christianisme, en passant par des coutumes indiennes (chiquer le bétel) ou chinoises, devenues parfois archaïques dans leur pays d’origine.


2.
Parce que le goût du luxe de l’élite peranakan – d’où le titre de l’expo, « baba » signifiant « monsieur » en malais - s’exprimait en premier lieu à l’intérieur de leurs demeures, l’exposition a choisi de nous faire parcourir une de ces maisons, du portail d’entrée à la chambre des époux.

Derrière leurs étroites façades aux couleurs vives, qui se parent de guirlandes de fleurs et de colonnes d’inspiration européenne, les maisons peranakan, avaient pour les plus grandes 60 mètres de long. Suivant le modèle chinois, elles distribuaient leurs pièces autour de cours intérieures. Une fois passée la porte à battants, destinée à laisser circuler l’air en journée, le visiteur ne s’aventurait pas au-delà du vestibule, où trônait la divinité tutélaire et les portraits des ancêtres. Les autres pièces du rez-de-chaussée, hall, salle à manger, cuisine, ainsi que l’étage où étaient situées les chambres, n’étaient accessibles qu’aux familiers.

Sensibles aux qualités techniques de la photographie, les peranakan l’adoptent avec enthousiasme. Ce sont des clichés les représentant en habits de jeunes mariés qui sont accrochés dans la maison à leur mort, une fois qu’ils accèdent au statut d’ancêtres, capables d’attirer la prospérité sur le foyer s’ils sont correctement honorés. Ces portraits n’étaient pas visibles de leur vivant.
L’autel des ancêtres, contenant des tablettes commémorant chaque ancêtre, est placé dans le hall. Aux anniversaires de leur naissance et de leur mort et lors des solstices, ils sont invités par la famille à participer à un repas copieux, qui autorise leurs descendants à leur poser une question. La réponse est communiquée par la position de deux pierres divinatoires – paks puay - jetées en l’air. Des trois combinaisons possibles, une seule donne une réponse favorable. Si les deux pierres retombent face vers le ciel, les ancêtres rient et ne veulent pas être dérangés, aux vivants de se débrouiller comme ils peuvent. Pour être morts, les ancêtres peranakan n’en ont pas une vie moins bien remplie !

3.
La culture peranakan semble avoir absorbé tout ce qui se trouvait à sa portée, jusqu’à reprendre le motif de Betty Boop ou de Mickey Mouse pour décorer de charmantes pantoufles perlées. Le culte des ancêtres, hérité du confucianisme chinois, fait bon ménage avec l’adoption de costumes occidentaux. Côté ameublement, les peranakan affectionnent le mobilier « brun et or » de tradition chinoise, qu’ils mêlent à des pièces malaises en palissandre incrusté de nacre mais aussi à des chaises en rotin d’inspiration victorienne, rapportées d’Inde par les Anglais. Même syncrétisme dans leur cuisine, particulièrement réputée, et point de départ de la redécouverte de la culture peranakan dans les années 1970. Aux saveurs malaises, chinoises et indiennes s’ajoutent des ragoûts de porc et de bœuf et des pâtisseries très sucrées héritées des Portugais. Les ingrédients s’adaptent cependant aux latitudes : le lait est remplacé par du lait de coco, et associé à la farine de riz et au sucre de palme.

Même vide, cette vaisselle est un régal pour les yeux. Rose, jaune, vert citron, ornée de pivoines, symbole de richesse en Chine, et de grues ou de phénix, sensé n’apparaître qu’en période de paix et de prospérité, elle est extrêmement luxueuse. Fabriquée en Chine selon les goûts peranakan, elle est encore parée, au niveau des anses des théières, de taotie, masque animal qui ornait les vases funéraires chinois il y a 5000 ans.


4.
Savoir cuisiner et broder étaient deux qualités majeures chez une jeune fille peranakan. Les belles-mères potentielles venaient leur rendre visite dans la cuisine d’où elles ne sortaient guère. Mais il fallait encore que le thème astral de la jeune fille soit compatible à celui de son futur époux pour que le mariage puisse être célébré…La cérémonie était alors fastueuse et durait douze jours durant lesquels les mariés, parés de riches vêtements évoquant la Chine - motif de dragon pour l’époux « baba », de phénix pour l’épouse « nonya », figuré par une capeline symbolisant des plumes - servaient le thé aux ancêtres et à leurs parents, si souvent qu’ils portaient des genouillères brodées par la mariée pour protéger leurs articulations !

La culture peranakan fait également la part belle aux superstitions qui rendent indispensables luxueuses amulettes, pendeloques et broches serties de diamants pour éloigner le mauvais œil…Dans la chambre à coucher comme dans le vestibule, on dispose du bétel, symbole d’hospitalité, de pureté et de fécondité.

Des taotie à Betty Boop, la culture peranakan semble avoir incorporé dans son creuset tout ce qui passait à sa portée, preuve s'il en est que globalisation ne rime pas forcément avec dévastation et standardisation. Souhaitons-lui une longue seconde vie !

1. Porcelaine peranakan, dessin de Lorenzo.
2. Photo de la reproduction d'une façade de maison peranakan.
3. Théière pernakan.
4. Capeline de la mariée, évoquant les plumes du phénix.

jeudi 26 août 2010

Méroé, un royaume sous le sable (2/2)

Nous sommes paradoxalement mieux renseignés sur les périodes de Kerma et de Napata que sur celle de Méroé, les hiéroglyphes égyptiens étant alors abandonnés au profit d’une écriture autochtone phonétique, présentant deux formes, hiéroglyphique et cursive. Bien que déchiffrée au début du XXe siècle, cette écriture n’a pas encore été traduite. Nous pouvons lire les phrases, mais leur sens nous échappe, le méroïtique ayant disparu au cours du IVe ou Ve siècle sans laisser de descendance. L’étude des langues parlées de nos jours au Soudan et au Tchad permet toutefois de réaliser des progrès non négligeables.


1.

Stratégiquement placés le long du Nil, les royaumes kouchites successifs ont bénéficié des échanges avec l’Egypte puis avec la Grèce hellénistique et l’Empire romain. Plusieurs chefs-d’œuvre découverts lors de fouilles en témoignent : lampe à huile avec centaure sur l’anse, flacon en forme de tête de chérubin, statue porte-flambeau de Dionysos…Cadeaux diplomatiques, taxes douanières ou butin de guerre, ils enrichissent et influencent l’art méroïtique comme en témoigne la statue d’un roi archer en bronze recouvert de feuilles d’or, d’une stylisation raffinée et pleine de vie. L’art méroïte fait cependant le tri dans les influences qui lui parviennent. Une céramique très épurée, à motifs blancs sur patine noire, se maintient tout au long de la période à côté d’une céramique plus sophistiquée, influencée par le monde hellénisé (polychromie, rinceaux de vigne…) y compris chez les classes les plus aisées. De même en matière religieuse. Si Dionysos semble avoir retenu l’attention des souverains, comme, peut-être, Zeus Hélios, il semble qu’il faille l’attribuer à des similitudes avec des cultes déjà installés (respectivement Isis/Osiris et le dieu autochtone Masa) plutôt qu’à un attrait pour les nouveautés religieuses.

Au sommet du panthéon méroïte figurent Amon, dieu dynastique d’origine égyptienne, dont le nom se retrouve chez celui de nombreux souverains, et Apedemak, dieu-lion autochtone luttant contre les forces du Chaos. La relation entre le roi et Apedemak est étroite, la mission du monarque étant de sauvegarder l’intégrité de son territoire, condition primordiale à la prospérité du royaume. De dieu guerrier terrassant des nuées d’ennemis, Apedemak passe ainsi à son second rôle, celui de dieu nourricier. Des statues de lion ont été retrouvées aux abords des bassins aménagés pour collecter les eaux pluviales, assurant une double fonction de protection et de fertilité. Cet aspect permet de mieux comprendre les nombreuses scènes de triomphe et de massacre de prisonniers enchaînés, dévorés par des vautours, des lions ou encore transpercés de pieux, hampe pour l’étendard d’Apedemak. Symboliques et magiques, ces scènes visent à exalter et renforcer la puissance du dieu et du roi son serviteur, et non à illustrer des faits réels.

2.
Dieux nubiens et égyptiens plus ou moins réinterprétés semblent avoir formé à Méroé un ensemble homogène et original, qui conserve une bonne part de son mystère. Parmi eux la déesse Isis jouit d’une grande importance. La proximité du sanctuaire de Philae, à la frontière de la Basse-Nubie, a familiarisé très tôt les kouchites avec le culte de la « Grande Magicienne » considérée comme la mère symbolique du roi, représentant d’Horus sur terre. A l’instar d’Apedemak, Isis apparaît comme une pourvoyeuse de vie, pouvoir qui s’étend par-delà de la mort, en référence à son époux Osiris, qu’elle ramèna temporairement à la vie. La déesse apparaît en bas-relief sur les parois des chapelles funéraires des rois et de l’élite. Par glissement, le couple Isis/Osiris est associé, comme en Egypte, au phénomène de crue et décrue du Nil, qui en Nubie aussi permettait, conjugué à une courte saison des pluies, de pratiquer l’agriculture. Les eaux du Nil sont ainsi parfois présentes en contexte funéraire : les méroïtes les plus modestes se font enterrer avec une jarre de l’eau du Nil, disposée près de la tête du mort.
Les élites locales et la famille royale faisaient quant à elles édifier des pyramides précédées d’une chapelle permettant de réaliser des libations en l’honneur du défunt. La chambre funéraire se situait à l’aplomb de la pyramide, plusieurs mètres en dessous, creusée dans la roche. Comme en Egypte, le corps reposait dans un sarcophage. Avec l’affaiblissement progressif de l’empire de Méroé à partir du IIIe siècle, des pratiques anciennes comme le tumulus et la position recroquevillée du corps, genoux ramenés vers le menton, réapparaîtront.

Au début de notre ère, la voie nilotique perd peu à peu de son importance au profit de la mer Rouge, entraînant l’affaiblissement de Méroé au profit du royaume abyssin d’Axoum qui contrôle cette zone. Les tribus nomades noba et nobades finissent par envahir Méroé, tout en préservant l’apparence de certains rites. On adore encore sporadiquement Amon à la fin du IVe siècle, alors que l’empereur Théodose proclame le christianisme religion officielle de l’Empire romain en 380 puis interdit les cultes païens en 392. Ainsi s’achève la seconde vie, africaine, des dieux et rites égyptiens, au-delà de la première cataracte du Nil. Il faudra attendre le XIXe siècle pour que l’essor de l’archéologie leur en offre une troisième.


L'exposition "Méroé, un empire sur le Nil" se tient jusqu'au 6 septembre 2010 au musée du Louvre ( aile Richelieu).

Pour en savoir plus :
Méroé, un empire sur le Nil , catalogue de l’exposition sous la direction de Michel Baud, Musée du Louvre Editions, 2010.
Le dossier thématique consacré à l’exposition sur le site du musée du Louvre.


Photographies issues de Connaissance des Arts n°681 :
1. Temple d'Apedemak (à gauche) et "kiosque romain" à Naga, Ier siècle.
2. Temple d'Apedemak à Moussawarat es-Soufra, défilé des dieux sur le mur extérieur, IIIe siècle av. J.-C.

mercredi 25 août 2010

Méroé, un royaume sous le sable

1.
Ce qu’il reste de Méroé, c’est ce nom grec, transcription approximative mais euphonique du Medewe méroïte, qui désigne un territoire mouvant selon que l’on parle de la cité royale, du territoire qui l’entourait – la fameuse « île de Méroé », entre le Nil blanc, l’Atbara et le Nil bleu – ou du royaume dont elle était le centre, du IIIe siècle avant J.-C. au IVe siècle de notre ère.

C’est ce nom qui, roulant dans ses sonorités un écho d’images exotiques et merveilleuses, de candace borgne tenant tête à l’empereur Auguste, du dieu-lion guerrier Apedemak, de pyramides farouches, aux sommets piquants comme des aiguilles, de cités cachées entre les méandres du Nil, parmi les rochers des cataractes, c’est ce nom donné par l’ennemi qui a préservé Méroé de l’oubli, alors que sur les cartes son nom s’effaçait, que la langue et son écriture disparaissaient, que les routes qui y menaient se perdaient dans le désert ou parmi les acacias.

Un nom qui sent la steppe et les bêtes sauvages, l’or, l’ébène et l’ivoire, et plus obsédant encore, les sources du fleuve roi, dispensateur de vie. Comme si découvrir les sources du Nil permettrait de percer un quelconque secret, plusieurs explorateurs en ont remonté le cours, entre herbes vertes et sable jaune, de massifs granitiques en larges vallées fertiles. Chemin faisant, ils ont aperçu à l’horizon le profil aigu des pyramides de Méroé, de ses nécropoles sud et nord. Le premier à s’arrêter, à marcher dans ce mirage et donc à découvrir Méroé, fut Frédéric Caillaud le 25 avril 1822 : « Qu’on se peigne la joie que j’éprouvai en découvrant les sommets d’une foule de pyramides, dont les rayons du soleil, peu élevé encore sur l’horizon, doraient majestueusement les cimes ! Jamais, non jamais, jour plus heureux n’avait lui pour moi ! »


2.
Mais le royaume de Méroé est aussi le dernier chapitre d’une histoire en trois temps, qui court sur plus de trois mille ans. Au début du troisième millénaire, les sources égyptiennes mentionnent un pays de Yam, centré autour de la ville de Kerma, en amont de la troisième cataracte. L’Egypte le combat ensuite au deuxième millénaire sous le nom de pays de Kouch. Les échanges commerciaux et culturels ne s’en poursuivent pas moins, et s’intensifient même au premier millénaire, quand l’Egypte conquiert le territoire nubien jusqu’à la troisième cataracte. Ce phénomène d’acculturation permet aux rois kouchites de revenir sur le devant de la scène au VIIIe siècle avant notre ère : la XXVe dynastie (747-v.656 av. J.-C.), dite des pharaons noirs, se compose de six rois nubiens qui règnent conjointement sur l’Egypte et la Nubie, comme symbolisé fièrement par le double uræus figurant à l’avant de leur coiffe-bonnet. Piânkhy et ses successeurs entendent rétablir l’orthodoxie religieuse et les traditions égyptiennes. Ils introduisent ainsi les pyramides dans les nécropoles nubiennes, ou le tumulus prédominait jusqu’alors. Le culte à Amon revêt dès cette époque une grande importance, qui ne se démentira pas à l’époque méroïtique. Il semblerait qu’Amon sous sa forme criocéphale ait pu être assimilé à un dieu-bélier kouchite, adoré dès la période de Kerma.

Le royaume de Napata (VIIe-IVe siècle avant J.-C.) qui succède à la XXVe dynastie, fait figure d’ancêtre direct du royaume de Méroé. Une des hypothèses avancées pour expliquer le déplacement du centre de gravité du royaume vers le sud est la campagne militaire du pharaon Psammétique II en - 591. Il semble avoir atteint et détruit Napata, tandis que Méroé, moins vulnérable, devenait un refuge. Quoiqu’il en soit, on fait traditionnellement débuter la période méroïtique vers 270 avant J.-C., quand Arkamani Ier fait de Méroé, alors ville provinciale au nord de la sixième cataracte, la nouvelle nécropole royale, peut-être à la suite d’un changement de dynastie. La ville de Napata conserve une grande importance religieuse, tandis que de nouveaux centres émergent. Dès la fin du IIIe avant notre ère, Arnekhamani édifie un temple à Apedemak à Moussawarat es-Soufra, au sud de Méroé. Au Ier siècle après J.-C., le roi Natakamani et la candace Amanitore font construire des temples à Amon et Apedemak à Naga, à Isis à Ouad ben Naga et restaurent les temples d’Amon à Méroé et au Djebel Barkal, cette dernière étant une nécropole royale depuis la XXVe dynastie.

Suite et fin de l'article demain !

Photographies issues de Connaissance des Arts n°681 :
1. Nécropole nord de Méroé.
2. Moussawarat es-Soufra, temple dédié au dieu-lion Apedemak (v. 200-150 av. J.-C.), relief représentant Apedemak donnant le sceptre royal au roi Arnekhamani.

jeudi 5 août 2010

Les Lalanne

1.

Le musée des Arts décoratifs de Paris a récemment consacré une exposition à Claude et François-Xavier Lalanne, sculpteurs de la chimère et du monde vivant, encore trop peu connus.
Les Lalanne ont commencé par un grand coup, vingt-quatre Moutons de laine présentés comme pouvant faire office de sièges au Salon de la jeune peinture en 1966. Plusieurs caractéristiques majeures de l’art de François-Xavier Lalanne s’y trouvent réunies : son penchant pour les sujets animaliers, la composante fonctionnelle de ses sculptures, l’humour qui provoque le rire, par exemple à la vue d’un appartement envahi par un troupeau de moutons. Intitulé Pour Polyphème, ces sympathiques brebis ne sont pas de simples herbivores. En lieu et place des compagnons d’Ulysse, elles cachent sous leur ventre le sourire et le jeu qui s’immiscent l’air de rien dans la sculpture contemporaine.

2.
Si François-Xavier Lalanne s’amuse à inventer une fonction à ses sculptures – Gorille de sûreté, c’est-à-dire coffre-fort, Babouin cheminée, Oiseau chaise à bascule, Hippopotame baignoire, Mouche toilette – ce sont des possibilités d’utilisation qui servent la forme sans prendre le pas sur elle. Ce supplément de fonctionnalité désacralise l’œuvre, la rend familière, nous autorise à la toucher pour y déposer des objets précieux, nous y asseoir ou prendre un bain. Descendue de son piédestal, l’œuvre d’art ne se résume pourtant pas à sa fonction. Les Lalanne se définissent comme des sculpteurs. Ils fabriquent de beaux objets éventuellement utiles ou parfaitement superflus, loin du travail des designers qui prennent comme point de départ les objets du quotidien. Les fonctions dont sont parées leurs œuvres ont le pétillant du trait d’esprit qui les a fait naître. Jeux de mots et associations d’idées abondent, sans être ni systématiques ni immédiats. Pourquoi un Rhinocrétaire – Rhinocéros secrétaire – ou un Rhinocéros canapé ? Les volumes de cette bête fabuleuse, qui semble constituée de pièces d’armures, ont stimulé l’imagination de François-Xavier Lalanne, comme jadis celle des miniaturistes moghols qui recomposaient un animal par l’association des volumes de multiples autres.

Les Lalanne posent sur l’art des époques antérieures un regard curieux, rêveur et sans préjugés. Certains hybrides de François-Xavier, comme le Grand Chat polymorphe, le Lapin à vent ou le Minotaure, par leurs volumes épurés, leur monstruosité contrôlée, évoquent la statuaire de la Grèce archaïque ou de l’époque romane. Il y ajoute une fonction aussi fantaisiste que véritable, propre à séduire les enfants et tous les adeptes d’un monde onirique où l’on se baigne dans un hippopotame, dort dans un lit oiseau et boit un verre accoudé à un bar sauterelle.

3.
Cette nouveauté familière, ce charme que dégagent les pièces des Lalanne, n’est pas uniquement dû à cette heureuse et libre inspiration de l’art des périodes précédentes, ni à cette drôlerie qui fait immédiatement accepter au public qu’une sauterelle d’un mètre de long ou un chat ailé muni de sabots puissent être un bar. Le monde enjoué et fantaisiste des Lalanne, fenêtre sur l’âme de ses créateurs, fascine également par l’inquiétante étrangeté qui le traverse, le sous-tend. Le Lit cocodoll, sous son gracieux dais de tissu blanc orné d’une tête d’oiseau, repose sur de puissantes pattes pourvues de griffes. Le Lapin à vent au corps de taureau, le Chat polymorphe aux mamelles de truie semblent être le fruit d’improbables et hasardeux croisements, échappés de l’île du docteur Moreau. Chimères pétrifiées, les statues de François-Xavier Lalanne gardent leur secret, comme des objets dont le sens aurait été perdu.

4.
Ce caractère mystérieux et énigmatique est tout aussi présent dans les œuvres de Claude Lalanne. Procédant par galvanoplastie d’éléments végétaux ou animaux et de moulages du corps humain, son art semble dériver de pratiques secrètes et magiques comme l’alchimie ou l’embaumement. Elle assemble ensuite ces fragments hétéroclites, les rapproche sans a priori pour étudier les correspondances formelles, les accords nouveaux qui naissent de leur juxtaposition. La nature, devenue métal à l’issue d’une immersion prolongée dans des bains d’ions métalliques parcourus par un courant électrique, conserve pourtant sa fraîcheur, comme si la sève et la vie coulaient toujours. Les Portes du jardin, brindilles de cuivre qui semblent garder le royaume des fées, les chaises Hosta, les bancs de branchages, ne sont fragiles qu’en apparence. Ils soutiennent le poids du visiteur, ne s’affaissent ni ne se fanent avec le temps.

5.

La parenté avec les souples lignes végétales de l’Art nouveau ou les boiseries chantournées du XVIIIe siècle est sensible, de même que l’influence du surréalisme dans certaines associations audacieuses : Collier-bouche, Choupatte monté sur des pattes de poule, Pain-pieds prêt à s’enfuir grâce à ses pieds d’enfants…La réunion de ces caractéristiques, jointe à la vérité botanique et anatomique des éléments, est, elle, nouvelle.
L’élégance préside à la création des pièces de Claude Lalanne, tour à tour facétieuse – un Choupatte, est-ce bien sérieux ? – ou inquiétante, comme cette Main-fenouil ou ces Doigts, moules à quenelles en forme de doigts d’enfants, conçus à l’occasion du Dîner cannibale organisé par Daniel Spoerri dans sa galerie Eat-Art en 1970…Difficile de dire si les enchantements du palais de Dame Claude, chandelles et miroirs soutenus par des plantes aquatiques, feuilles de gingko biloba gigantesques servant de bancs, ne sont que d’inoffensives féeries, apprivoisées par Yves Saint-Laurent pour son appartement rue de Babylone, ou bien si le visiteur imprudent pourrait se retrouver affublé d’un chou en guise de visage, comme L’Homme à tête de chou, acquis par un certain Serge Gainsbourg.

Photos issues de Connaissance des Arts n°681 :
1. F -X Lalanne, Grand Chat polymorphe, 1998, bronze, coll. de Peter Marino, Southampton, New York.
2. F-X Lalanne, Rhinocéros II, 1967, laiton poli, bois, queue en cuir, armature en acier.
3.
F-X Lalanne, Minotaure, 1999, bronze, coll. de Peter Marino, Southampton, New York.
4. C. Lalanne, collier Soleil, vers 1970, bronze doré et laiton.
5.
C. Lalanne, chaise Gingko, 2001, bronze.

Pour en savoir plus :
Daniel Abadie, Lalanne(s), éd. Flammarion, 2008.


jeudi 15 juillet 2010

Grèce classique et hellénistique au Louvre : nouveau parcours autour de la Vénus de Milo

1.

Depuis quelques jours, la statue d’Aphrodite découverte en 1820 par un paysan sur l’île de Mélos, dans les Cyclades, et devenue célèbre sous le nom de Vénus de Milo, trône de nouveau dans l’angle sud-ouest de la cour carrée du Louvre (aile Sully). Elle retrouve ainsi l’emplacement qui fut le sien de 1824 à 1848, quand elle devint l’une des pièces phares du département des antiques. Par son classicisme serein teinté de douceur et de sensualité, elle réussit à faire oublier la perte des antiques glanés par Napoléon dans toute l’Europe, tout particulièrement en Italie, qui retrouvait l’emblématique groupe hellénistique du Laocoon.

La salle a été laissée quasiment vide, habillée uniquement du chaud marbre rouge de Percier et Fontaine qui fait ressortir la blancheur du marbre de la Vénus, afin d’accueillir convenablement le flot des 6 millions de visiteurs qui viennent la contempler chaque année.

Le réagencement des salles vise bien sûr à faciliter la circulation dans cette partie du musée, contemporaine des derniers Valois, mais également à expliquer l’art grec au public qui afflue en nombre dans ces espaces. Pour ce faire, les deux galeries sud et nord qui débouchent sur la Vénus de Milo accueillent l’une un parcours thématique, la seconde un parcours géographique, de la Macédoine à l’Egypte.

2.

La galerie thématique évoque notamment, à travers des copies romaines, les œuvres de Lysippe (actif entre 370 et 300 avant J.-C.), portraitiste d’Alexandre le Grand, et de Praxitèle (actif entre 370 et 330 avant J.-C.), rendu célèbre par sa Vénus de Cnide, premier nu féminin de l’art grec, ainsi que par son Apollon sauroctone. Les copies de ces deux œuvres laissent entrevoir la douceur du modelé, la musculature estompée et la grâce des attitudes des originaux. Ces mêmes caractéristiques sont présentes chez la Vénus de Milo, probablement sculptée vers 120 avant J.-C.
Lui faisant face à l’autre bout de la galerie sud, la monumentale Pallas de Velletri oppose l’esthétique de la statue complète, miraculée ou restaurée à l’époque moderne, à l’esthétique du fragment qui s’imposa progressivement avec la Vénus de Milo, dont on renonça après d’âpres débats à reconstituer les bras, faute de connaître avec certitude leur position. La Vénus pourrait d’ailleurs être une Amphitrite, la femme de Poséidon étant vénérée à Milo. Des fouilles ou découvertes futures apporteront peut-être des éléments de réponse…

La galerie nord déroule quant à elle un panorama de l’art grec du IVe siècle avant J.-C. à la bataille d’Actium (31 avant J.-C.), qui marque la chute du royaume des Lagides, dernier royaume grec descendant d’Alexandre. De la Macédoine à la Cyrénaïque (actuelle Libye) en passant par la Turquie, sans oublier Athènes et l’Italie du Sud, les cinq salles de la galerie nord mettent en avant les particularités de chaque zone géographique tout en rendant visibles les similitudes d’un monde grec devenu très vaste à l’époque hellénistique, unifié sous le joug d’Alexandre le Grand d’abord, dominé par l’empire romain ensuite.

3.

Le monde grec se nourrit des cultures autochtones, comme le montre l’exubérance de la céramique de Canosa (Apulie), dont les oenochoés s’ornent de protomes de centaures et de têtes de femmes. Tout aussi riche, le diadème découvert dans une tombe d’Italie du sud s’orne d’un décor végétal proliférant où s’entremêlent émail et perles de verre, dans un style influencé par l’orfèvrerie de la Macédoine. La patrie d’Alexandre le Grand est notamment représentée par des portes de tombes sculptées en marbre, possédant des gonds et un heurtoir en bronze. Afin de pousser l’illusion à son comble, ces dernières demeures vont jusqu’à posséder des lits peints imitant l’alliance de l’ivoire, de l’or et du verre du mobilier réel.

4.
Les portraits de rois et reines lagides, dont Cléopâtre VII, qui vit son royaume sombrer à Actium, rappelle que les Ptolémées, bien qu’ils aient régné sur l’Egypte comme des pharaons, étaient de culture et de langue grecques.
Les Attalides sont représentés par un grand vase funéraire dit « vase de Pergame ». Sur sa panse court une frise de cavaliers aux poses variées, dont les manteaux claquent au vent. La sensation de mouvement des chevaux lancés au galop s’accroît au fur et à mesure que le spectateur tourne autour au vase. Le sculpteur s’est joué de la faible profondeur du relief en introduisant une discrète perspective : la jambe avant droite des chevaux fait davantage saillie que la gauche, plus éloignée du spectateur.
Athènes continue d’être un centre religieux et artistique florissant, comme en témoigne une grande stèle funéraire érigée pour une femme morte en couche. A la douce mélancolie de la jeune servante portant un des nourrissons répond l’élégant contrapposto de la défunte qui anime l’himation, créant un réseau de plis autour de son bras qui soutient le second nouveau-né emmailloté.

5.

Outre le dialogue avec les galeries de l’aile sud de la cour carrée, la Vénus de Milo entre en résonance avec le sujet des copies romaines de la salle des Caryatides, Vénus accroupies, satyres suppliciés ou pourchassant des nymphes. La veine du portrait chère à Lysippe y est représentée, de même que l’exaltation du corps féminin et l’expression de la souffrance, thème qui se développe à partir du IVe siècle avant notre ère.
Outre des antiques connus comme la Diane de Versailles ou le Silène éduquant Dionysos, citons un puissant Centaure marin portant un silène qui annonce presque le Bernin, et une Aphrodite acéphale, qui retient de la main gauche son manteau autour de ses hanches. Le vent gonfle le tissu, découvrant impudiquement les jambes de la déesse. L’eau de mer, où la statue est demeurée longtemps immergée, a émoussé le marbre, lui conférant presque le moelleux de la chair.


6.

Ce nouveau parcours autour de la Vénus de Milo donne au visiteur assidu ou occasionnel l’occasion de dépasser son statut d’icône devenue intemporelle, d’image acheiropoïète, pour la replacer dans son contexte de création, dans les jeux d’inspiration et d’influences qui l’ont vu naître.

Les photos sont issues du dossier de presse du Musée du Louvre :

1.
La Vénus de Milo, copyright 2010 musée du Louvre / Angèle Dequier
2.
La Vénus de Cnide, copie romaine, copyright 2006 musée du Louvre / Daniel Lebbée et Carine Deambrosis
3.
Askos à tête de Méduse, Canosa, copyright RMN / Hervé Lewandowski
4.
Diadème, Canosa, copyright 2005 musée du Louvre / Erich Lessing
5.
Lit funéraire de Thessalonique, copyright musée du Louvre / Anne Chauvet
6.
La Vénus de Milo, copyright 2010 musée du Louvre / Anne Chauvet

samedi 19 juin 2010

Retrouvez ma prose et les dessins de Lorenzo et Fabrice Montout à La Grande Librairie de Paris !



Mes deux premiers bouquins, Un voyage en Ecosse et Un an d'Oeuvres d'art en liberté sont disponibles à La Grande Librairie de Paris (métro ligne 13 et 2, station Place de Clichy), respectivement aux rayons Littérature de voyage et Beaux-arts !




C'est l'occasion ou jamais de (re)découvrir ces aimables libraires, incollables sur les trésors qui s'étalent sur les étagères de cette caverne d'Ali Baba.

Pour ceux qui ont mal aux pieds ou qui n'aiment pas venir à Paris, les liens à droite fonctionnent toujours...

A très bientôt pour de nouveaux articles !




La Grande librairie de Paris
7,9,11 place de Clichy 75017 Paris
01 45 22 47 81
Le lundi de 11 h à 20 h
du mardi au samedi de 10 h à 20 h

dimanche 16 mai 2010

L’art des autres maîtres de l’Inde, tribus et populations rurales en marge de l’hindouisme (2/2)


Loin de s’être repliées sur elles-mêmes, les populations rurales comme tribales ont accompagné les mutations de l’Inde des villes et des castes, intégrant le développement économique et technologique à leurs systèmes d’explication du monde. Ainsi chez les Rathava du Gujarat le mythe de la Création qui est peint dans les maisons illustre un processus encore en train de s’accomplir. Le peintre Paresh Rathwa, qui a sorti ces œuvres de l’espace du foyer, a peint pour le musée du quai Branly une toile reprenant ce mythe. De la vache qui enfouit avec sa corne les premières graines dans le sol, rendant ainsi la terre fertile, aux dernières inventions, la montre et l’avion, un continuum temporel s’installe, qui évoque l’énumération sans fin des éléments d’une liste qui ne cesse de s’allonger…D’abord il y eut la terre…ensuite il y eut le paysan…ensuite il y eut le policier…ensuite il y eut l’avion…ensuite…Nulle rupture dans ce récit des origines mais au contraire un sentiment d’unité entre le présent et les temps immémoriaux.


Intégré dans les mythes, le monde moderne devient un réservoir de motifs iconographiques. La création dans la ville de Bhopal (Madhya Pradesh) à la fin du XXe siècle de trois musées consacrés à l’art des tribus indiennes, le Bharat Bhavan, l’Indira Gandhi National Museum of Art et le Madhya Pradesh Adivasi, a eu une grande influence sur les communautés de la région, incitant certains de leurs membres à s’y installer pour poursuivre une démarche artistique personnelle. On doit à ces artistes tribaux des œuvres délicates comme les avions-oiseaux de Deep Shyam, chimères pointillistes et colorées, ou une relecture faussement naïve des grands évènements du début de XXIe siècle, proposée par Madhu Chitrakar. Deux serpents de flots bleus enserrent en s’entrecroisant sa toile baptisée Tsunami tandis que deux avions à tête d’homme barbu coiffé d’un turban blanc tournoient dans le ciel de celle qui s’intitule 9/11. Rupture d’échelles, horror vacui, formes simples ornées couleurs vives disposées en aplats confèrent à ces œuvres une grande expressivité renforcée par le double sens des motifs, littéral et figuré, du serpent à la vague destructrice et de l’hybride homme avion au terroriste kamikaze et à celui qui le manipule.


La reconnaissance de certains de ces artistes d’origine rurale ou tribale a passé depuis longtemps les frontières de l’Inde. Le peintre warli Jivya Soma Mashe, originaire du Maharashtra, et Jangarh Singh Shyam, de la tribu Pardhan Gond (Madhya Pradesh) ont intégré les circuits internationaux de l’art contemporain avec succès. Ces artistes demeurent toutefois mal à l’aise dans cet univers étranger à leurs valeurs et croyances, tandis que leur nouveau statut d’artiste rend difficile un retour au sein de leur communauté. Si Jivya Soma Mashe habite une modeste maison à la campagne et enseigne son art à des élèves qui copient assis par terre les frêles silhouettes blanches de ses peintures, Jangarh Singh Shyam a eu davantage de mal à trouver sa place. Brusquement mal à l’aise dans le monde de l’art contemporain, persuadé que le musée japonais qui l’accueillait en vue d’une exposition ne le laisserait jamais retourner chez lui, il finit par se pendre dans sa chambre. Dans la dernière lettre qu’il adressa à sa femme, il lui confiait sa détresse et la priait d’interroger les devins pour lui. Demeurent ses formidables peintures et dessins aux couleurs éblouissantes, d’une force parfois tellurique, comme cette antilope s’élevant sur un parterre fait d’empreintes de paumes et doigts, qui insufflent leur rythme à la composition.

Entre artisanat séculaire et art contemporain, la voie qui mène ces autres maîtres de l’Inde à la reconnaissance demeure aussi étroite que délicate.

1. Sculpture de terre cuite dédiée au dieu Ayyanar et à son lieutenant, potiers velar et kusavan, Tamil Nadu.
2. Tête de cheval, monture du dieu Ayyanar, terre cuite, Tamil Nadu, dessin de Lorenzo.
3. Tigre par Jivya Soma Mashe, dessin de Lorenzo.


Les autres maîtres de l'Inde, jusqu'au 18 juillet 2010 au musée du quai Branly.

vendredi 14 mai 2010

L’art des autres maîtres de l’Inde, tribus et populations rurales en marge de l’hindouisme (1/2)



Les multiples facettes d’une Inde aussi vivante que méconnue, fascinantes par leurs croyances et l’originalité de leurs productions artistiques, ont investi la galerie jardin du musée du quai Branly.

Les populations autochtones « adivasi » antérieures à l’arrivée des Aryens, vers 1500 avant notre ère, et les populations rurales étrangères à l’hindouisme ont longtemps été englobées dans la même vision floue d’une Inde éternelle, celle de Kipling et du Taj Mahal, des bûchers au bord du Gange et des arhat méditant sous des figuiers banians. Après 1947, l’Inde indépendante a continué d’entretenir cet exotique malentendu créé par les colons anglais. Les photos de paysannes se baignant dans une rivière ou portant sur leur tête une jarre remplie d’eau renouaient avec l’imagerie pittoresque des gravures de fakirs allongés sur leur lit de clous. L’industrie de Bollywood a poursuivi l’exploitation de cet inépuisable filon, exportant jusqu’en occident les silhouettes déhanchées de ses danseuses plus dénudées qu’aucune villageoise authentique.
C’est au son d’un de ces films, Chirag de Raj Khosla, que l’on découvre les clichés pris par Pablo Bartholomew dans le nord-est de l’Inde, chez les tribus Naga, communautés guerrières et animistes demeurées isolées du monde jusqu’à leur défaite face aux troupes britanniques en 1878. Christianisés, les Naga n’ont pas perdu leur identité, faisant cohabiter mariages à l’église et rituels d’exorcisme, danses guerrières et élection de Miss Nagaland.


Dans l’Etat du Karnataka, dans le sud de l’Inde, l’animisme s’exprime à travers le culte des bhuta, esprits des ancêtres, parents et animaux disparus qu’il convient d’apaiser pour obtenir leur bienveillance. Les bhuta sont invoqués lors de rites de possession durant lesquels l’intercesseur, le patri, revêt, selon le sexe du bhuta, un masque facial en bronze représentant une tête de sanglier ou un masque de poitrine figurant le buste dénudé d’une jeune femme. L’esprit répond par la bouche du patri aux questions que lui posent alors les villageois. Les récoltes seront-elles abondantes ? Mon père guérira-t-il ? Si les bhuta peuvent habiter de simples niches vides, flèches, poignards ou encore pierres dressées, on leur offre souvent pour demeures des statues de bois ou de petites effigies de métal entreposées dans le déambulatoire du temple. Les plus récentes, réalisées dans les années 1960 et peintes à la peinture acrylique, ont conservé intactes leurs couleurs vives. Celles du XIXe siècle, jadis rehaussées de pigments, ne s’habillent plus que la chaude patine miel du bois de jacquier. Elles proviennent toutes du temple de Mekkekattu, dédié au taureau Nandi, monture de Shiva. Taureaux, tigres et veaux se mêlent aux démons gardiens dont les ombres prolongent la tête animale et aux généreuses déesses-mères devenues gardiennes de Shiva à mesure que croissait l’influence de l’hindouisme. Etranges statues pourtant familières qui matérialisent un curieux syncrétisme entre croyances anciennes et nouvelles.



Chez les habitants des îles Nicobar on chercherait en revanche sans succès les effets de l’hindouisme. Le christianisme semble glisser sur eux tout autant. Ils continuent de partager avec les esprits leur archipel situé à 200 km de l’Indonésie, possession successive du Danemark, de l’empire germanique et de l’Angleterre avant que l’Inde n’accède à l’indépendance. Ils ne s’étonnent pas de leurs allées et venues entre les royaumes de la mer, de la terre et du ciel, de même qu’entre le passé, le présent et le futur, notions aux contours indécis. Des hentakoi, sculptures de bois chargées d’épouvanter les mauvais esprits, sont fabriquées pour soigner les malades en aidant le médecin à identifier les esprits malveillants responsables du trouble. D’autres objets, coq volant, serpent, statue bifrons hybride d’homme et d’animal, demeurent des énigmes, peut-être occupés par des esprits voyageurs.


La même poésie étrange caractérise les figurines de bronze des tribus Kondh (province du Bastar, près de l’Etat de l’Orissa), comme cet ensemble onirique d’un poisson muni de roues sur lequel est assis un petit personnage portant un minuscule fusil sur l’épaule. Chez les Santhal, qui vivent aux confins de l’Inde et du Bangladesh, cette poésie imprègne jusqu’aux rituels, comme celui d’enterrer des instruments de musique avec les morts, manifestant ainsi le caractère fugace de la vie comme de la beauté, à laquelle la musique était associée. La richesse avec laquelle les instruments de musique sont décorés, gravés de motifs géométriques ou végétaux, surmontés de sculptures en ronde-bosse d’animaux ou de végétaux, témoigne de leur importance pour cette tribu, qui maintient vivant son mythe de la Création, raconté de vive voix et couché sur des rouleaux de papier.

1. Bhuta, gardien du temple de Nandi de Mekkekattu, dessin de Lorenzo.
2. Cheval en terre cuite, monture du dieu Ayyanar, réalisée par les potiers velar et kusavan (Tamil Nadu)
3. Figurines Kondh.
4. Instrument de musique Santhal, dessin de l'auteur.

Exposition Les autres maîtres de l'Inde, jusqu'au 18 juillet 2010 au musée du quai Branly

samedi 1 mai 2010

Un an d'oeuvres d'art en liberté


Les meilleurs articles 2009 d'Oeuvres d'art en liberté, illustrés de dessins et de photos de Fabrice Montout, Francine Flandrin F2 et Lorenzo, regroupés sous une belle couverture noire pelliculée, sont désormais disponibles en format papier et pdf, grâce aux Editions La Follia.
Toutes les infos sur le bouton "Un an d'Oeuvres d'art en liberté" dans les liens à droite...


Merci à mes trois artistes illustrateurs dont les productions ont embelli ma prose, permettant de faire un si beau livre !

1. Fabrice Montout pour "le Louvre pendant la guerre"
2. Lorenzo pour "le XXe siècle vu du jazz"

mardi 27 avril 2010

Lucian Freud, le peintre dans son atelier



Les murs sont par endroits maculés de peinture, recouverts de couches successives qui forment des crevasses et des amoncellements bruns, blancs et noirs, sous lesquels disparaît la paroi jaunâtre de l’atelier. Sur les murs de sa tanière, Freud a écrit à la pierre noire, entre deux numéros de téléphone, « Art is Escape from Personality » et plus loin cette devise « Urgent Subtle Concise ».

L’atelier est un espace en retrait du monde, consacré à la peinture. Ses palettes monumentales enregistrent le temps qui passe, le travail qui se poursuit inlassablement. Pas de tableau qui ne naisse hors de ses murs. Les empâtements sur les parois font écho aux empâtements sur les toiles, à la juxtaposition des couleurs en longues touches lisses, aux grumeaux du blanc de Krems, pigment riche en oxyde de plomb, adopté à la fin des années 1970 pour son incomparable clarté.


Dans l’antre du peintre, le modèle vit et dort, sphinx dont la présence est une énigme que le peintre cherche à percer. Les portraits de Freud mettent en lumière une étrange cartographie des corps, l’exploration de ses protubérances, de ses replis, de ses marbrures et de ses cicatrices pour atteindre, au-delà de la simple et séduisante ressemblance, la personne même du modèle. Lucian Freud l’avoue volontiers : « I have always had a scorn for “ la belle peinture ” and “ la délicatesse des touches ” ». Dans ses portraits, il est guidé par son insatisfaction face à des portraits ressemblants, par ce sentiment qu’ils ne sont que des leurres, des faux-semblants, piètres substituts au modèle. Au contraire, Lucian Freud déclare « I want paint to work as flesh » et vouloir que ses tableaux portraiturent ses modèles « as an actor ».

Cette incarnation du modèle passe par la nudité, la tête n’étant qu’un membre comme un autre. Lucian Freud emploie le mot « naked » et non « nude » qui renvoie au nu en peinture. Loin de l’exercice académique, c’est le corps du modèle qui l’intéresse, l’animal humain qu’il portraiture, allongé par terre, sur un tas de chiffons ou un canapé défoncé, doublement nu quand il dort. Cette observation attentive de la chair, parfois cruelle, peut être aussi douloureuse que celle d’un José de Ribera quoique plus absolue, aucune transcendance ne venant sauver la fragilité et l’humiliation de la chair. Dans le Mars, Dieu de la guerre de Vélázquez, avachi et méditatif, le mythe chancelle et s’efface. Chez Freud il achève de disparaître. Dans Sleeping by the lion carpet (1996), les félins de la tapisserie qui se déploie derrière une Sue Tilley endormie ne sont qu’un cortège de fils de soie, loin des bacchanales de Titien. Seule compte la lecture de cette chair animale démesurée et endormie, tellement lourde qu’elle pourrait être morte.



L’irrégulier format des toiles témoigne lui aussi de cette exploration progressive, des pans de toiles étant ajoutés au fil des séances, en fonction des zones que Freud souhaite étudier. Car le modèle est également en dehors de lui-même, par sa présence il modifie son environnement, l’atelier.

« The aura given out by a person or object is as much a part as their flesh. The effect that they make in space is as bound up with them as might be their colour or smell. The effect in space of two different human individuals can be different as the effect of a candle and an electric light bulb. Therefore the painter must be as concerned with the air surrounding his subject as with that subject itself. »


De l’atelier, Freud ne représente somme toute pas grand-chose, un lit, un fauteuil, un pan de mur d’une couleur incertaine, des piles de chiffons. S’ajoute une manipulation de la perspective qui fait glisser les corps en avant, les redresse pour les projeter presque verticalement sur le plan du tableau, face au spectateur, presque dans son espace. Le cadre suit de près le modèle, achevant de créer une atmosphère lourde où l’air semble raréfié.

De même que le jardin autour de l’atelier est peint comme une jungle inextricable, un fouillis de plantes où le ciel n’apparaît pas, la fenêtre offre peu d’échappées sur l’extérieur. Souvent aveugle, elle ouvre sur une vue sans ciel ou sur un reflet, celui du visage du peintre, qui apparaît jusque dans le fouillis d’une plante dans Interior with plant, reflection listening (1967- 1968).


The painter surprised by a naked admirer (2004-2005), pourrait être lu comme un manifeste du travail de Lucian Freud. Le peintre s’y représente interrompu dans son travail par un modèle nu qui presse sa joue contre sa cuisse dans un geste d’affection, comme pourrait le faire un animal domestique. Cet hommage incongru est lui-même représenté dans la toile que Freud est en train de peindre, ce qui établit une équivalence entre le tableau et l’atelier, suggérant que modèle peint pourrait être sorti de son espace pictural pour rejoindre l’espace réel, le peintre ayant enfin atteint cette vérité qu’il poursuit. Or cette scène est elle-même peinte. Cette seconde mise en abyme qui donne au tableau des allures d’image fractale rappelle que la recherche constante, acharnée du peintre, sans cesse recommencée, risque fort de se poursuivre sans fin.

Exposition Lucian Freud, l'atelier au Centre Pompidou jusqu'au 19 juillet.

1. Sunny morning - Eight legs (1997)
2. Benefits Supervisor sleeping (1995)
3. Reflection with two children (1965)
4. The painter surprised by a naked admirer (2004-2005)
Illustrations : Connaissance des arts n°681, avril 2010