jeudi 29 janvier 2009

Picasso à 3 heures du mat’ en pyjama ça vous dit ?

Ce week-end, si vous êtes insomniaques ou si vous vous trouvez sur les Champs vers 3 heures du matin (pas trop alcoolisés), vous pourrez peut-être vous glisser dans les Galeries du Grand Palais pour voir l’expo Picasso et les maîtres, ouverte non-stop pendant les 4 derniers jours.

On pourrait dire que permettre au plus grand nombre de venir admirer les toiles est une louable intention. Ou bien que ça sent la surexploitation…Les chefs d’œuvre font des heures sup’ et les gardiens les trois 8.

Pour ma part, partant de l’hypothèse conservatrice selon laquelle passée 1 heure du mat’ ma place est ailleurs que dans une expo avec des clubbers égarés, je serai à Angoulême – si la sainte grève des trains le veut bien – à festoyer avec les grands de la bédé d’hier, d’aujourd’hui et de demain (en lien dans la colonne de gauche).

mercredi 28 janvier 2009

Orphée et Telemann à la porte de Pantin

Après le théâtre de Paris-Villette, place à la Cité de la Musique, située juste en face. Comme chacun sait, la programmation éclectique de sa salle de concert est d’une très grande qualité.
Ce qu’on sait moins, c’est qu’il est possible d’assister aux dits concerts pour trois fois rien, soit 9 euros.
Le précieux sésame s’appelle carte jeune (gratuite). Comme son nom l’indique, elle comporte une limite d’âge (28 ans), plutôt honnête en comparaison d’autres institutions culturelles ou même de la SNCF.
Une de mes bonnes résolutions 2009 étant de « profiter de tout ce à quoi j’ai encore droit avant qu’il soit trop tard » - dans la limite du raisonnable évidemment – j’ai étrenné ma carte flambant neuve le 6 Janvier lors de la représentation de l’opéra Orphée de Telemann, en compagnie de Finette, incomparable débusqueuse de bons plans.


Ma culture musicale ressemblant à un chétif enfant souffreteux, je ferai court : Georg Philip Telemann mérite d’être (davantage) connu.
Contemporain de JS Bach, Telemann (1681-1767) incarne le « style galant », fait de mélodies plus gracieuses que savantes, qui occupe le devant de la scène quand le Baroque jette ses derniers feux, avant que la période classique ne prenne son envol.
Orphée, avec ses grands airs en italien, ses chœurs de nymphes en français et ses récitatifs* en allemand (afin que tout le monde suive l’action), illustre bien la capacité de Telemann à tirer son inspiration de sources diverses. Les mélodies aériennes extrêmement séduisantes n’y manquent pas.

Afin de donner davantage de saveur au mythe, les auteurs de la tragédie dont Telemann s’inspire, Michel du Boulay et Lully fils, rendent la reine de Thrace amoureuse d’Orphée. On doit à cette Orasie de nombreux airs colériques accompagnés d’accords dissonants et de cordes rageuses.
Le thème du triangle amoureux éclipse quelque peu celui du pouvoir de la musique, même si l’amour qu’Orphée inspire découle des charmes de sa lyre.
Cette relecture du mythe insiste notamment sur le caractère bienfaisant d’une nature idyllique où l’homme trouve le repos et vit en paix. La cour en revanche, qu’Orphée tient en horreur, est présentée comme le lieu des complots et de l’hypocrisie.

Ces accents rousseauistes avant la lettre sont absents du mythe grec, où deux façons de communiquer avec la divinité s’opposent : le lyrisme orphique et l’enthousiasme dionysiaque. A la transe lors de laquelle « la créature humaine joue le dieu, et aussi bien le dieu, au-dedans du fidèle, joue l’homme »**, l’orphisme oppose un homme qui en se purifiant par son refus du sacrifice sanglant, gomme le fossé qui le sépare des dieux.

Alors que la musique d’Orphée est suffisamment divine pour charmer Pluton et Proserpine, les Bacchantes qui déchirent son corps comme des bêtes sauvages quand Dionysos prend possession d’elles, vivent dans les bois, se nourrissant de chair crue comme les animaux.
Dans les deux cas, la frontière entre les hommes et les dieux est abolie : Orphée, tel un dieu, peut aller et venir aux Enfers et en ressortir vivant ; Bacchus, en chevauchant les ménades, foule de ses propres pieds la terre des forêts.



Orasie est d’ailleurs semblable à ces femmes, quand elle s’écrie vouloir la mort d’Orphée, fût-ce de ses propres mains. Il existe une sorte de gradation de l’animal au divin, d’Orasie, que sa passion emporte, au détriment du gouvernement de son royaume, à Orphée, mortel doté d’un don particulier qui l’élève au-dessus de ses semblables, et à Eurydice la nymphe.
Le geste d’Orphée se retournant pour vérifier qu’Eurydice le suit peut être lu comme une preuve de la force de sa passion, exact opposé de l’amour à sens unique d’Orasie, prête à sacrifier l’autre plutôt qu’elle-même. Mais c’est également la manifestation de la condition humaine d’Orphée, qui ne parvient finalement pas à infléchir le destin de celle qu’il aime.

*Morceau musical pour voix dont la ligne mélodique suit le rythme de la parole.
**J.-P. Vernant, Mythe et religion dans la Grèce Ancienne, la Librairie du Xxème siècle, seuil, p. 100. Un petit livre savant et agréable à lire.

samedi 24 janvier 2009

Van Dyck, peintre gentilhomme

Jusqu’au 25 Janvier 2009 au musée Jacquemart-André

Une fois de plus, cette expo du musée Jacquemart-André offre le double avantage de présenter de très belles œuvres dans un lieu somptueux, l’hôtel particulier du couple de collectionneurs, émaillé de chefs-d’œuvre : une fresque de Tiepolo dans l’escalier, à côté de la chaise longue Louis XV un paysage de Francesco Guardi * et là, au mur, la version de 1628 de La Cène à Emmaüs de Rembrandt –un de ses plus beaux tableaux, à
aller voir absolument !!

Autoportrait, Munich, Alte Pinakothek (oeuvre non présente à l'expo)

Les œuvres sont accrochées de manière chronologique, ce qui rend très sensible l’évolution de Van Dyck, des années 1617-21 quand il devient le disciple préféré de Rubens, aux années 1635-41 où tout le gotha anglais se l’arrache.

Il atteint le sommet de son art dans les années 1627-1637, une fois assimilée et interprétée la leçon de Rubens, Titien et Véronèse. Van Dyck excelle alors dans l’art de souligner la noblesse de son modèle - où de la lui conférer. Il développe une approche personnelle de ce type de portrait, qui allie magnificence et dépouillement. La tension psychologique des débuts tend à être remplacée par une spezzatura (i.e. aisance très travaillée) que Baldassare Castiglione** n’aurait pas désavouée.

première page du Livre du Courtisan de Castiglione, dans sa traduction française de 1538, copyright Centres d'Etudes supérieures de la Renaissance, Tours
Pour preuve, les portraits de Maria de Tassis et Peeter Stevens. La figure se détache sur un fond uniforme qui souligne par contraste le luxe de la mise. Van Dyck y exalte l’accord des couleurs et des matières. Dans le Portrait de Maria de Tassis la composition autour d’une diagonale ascendante instaure un balancement entre l’évanescence mousseuse de l’éventail de plumes et la rigidité cristalline de la collerette de dentelle. Dans celui de Peeter Stevens, la diagonale conduit l’œil des armoiries peintes dans le coin supérieur gauche, au gant brun du modèle en bas à droite, liant Peeter Stevens à son hérédité prestigieuse. Dans les deux cas, le modèle semble passer tout près du spectateur mais reste inatteignable en raison d’une contre-plongée qui l’approche du bord du tableau tout en le monumentalisant.

Portrait de Maria de Tassis, 1630, copyright Vienne, Liechtenstein Museum

Dans le portrait du jeune Filippo Francesco d’Este, Van Dyck semble s’amuser de la gravité de circonstance du prince. La composition, encadrée par une colonne habillée d’un drapé et un paysage idéalisé, doit beaucoup à Véronèse. Mais Van Dyck ne fait pas un « portrait à la manière de », il montre, au-delà de l’effigie idéale du jeune seigneur, un gamin qui hésite entre la nonchalance et l’assurance que son rang lui procure, et l’ennui de devoir poser, quand il pourrait faire autre chose, comme jouer avec son chien … Van Dyck prend ainsi quelque distance avec l’incontournable sprezzatura, cette apparente décontraction qui nécessite des années de travail avant de paraître parfaitement naturelle.

Portrait de Filippo Francesco d'Este, 1634-35, copyright Vienne, Kunsthistorisches Museum


Parmi la foule des puissants et de ceux qui aspirent à l’être (bourgeois d’Anvers, patriciens génois, nobles de toute ascendance) il en est un dont le nom demeure associé à celui de Van Dyck : Charles Ier d’Angleterre, monarque mécène et absolutiste, dont les collections viendront pour partie enrichir*** celles du Louvre après son exécution****.

Portrait de Charles Ier en habit de l'ordre de la Jarretière, 1637, Dresde, Gemäldegalerie, copyright H.-P. Klut

Comme Titien le fit pour Charles Quint, Vélasquez pour Philippe IV d’Espagne et David pour Bonaparte-Napoléon, Van Dyck définit l’image royale de Charles Ier. Avec une différence cependant : plus que l’affirmation ou l’exaltation du pouvoir, les portraits de Van Dyck laissent transparaître la singularité du modèle royal. Dans son Portrait de Charles Ie en habit de l’ordre de la Jarretière, l’accent est porté sur l’air pensif du roi davantage que sur l’insigne, à demi dissimulé par la manche du souverain. Aucune débauche de magnificence : la somptueuse draperie cramoisie brodée d’or occupe un quart de la toile, pas plus. Même économie de moyens dans le dessin à la pierre noire du Rijksmuseum (Amsterdam), où Van Dyck atteint la vraisemblance en quelques traits. Quelques arabesques pour les mèches de cheveux que le vent agite, un trait un peu plus appuyé pour dégager le visage et ça y est, le monarque est là.

Portrait de Charles Ier, roi d'Angleterre à la chasse, 1635-38, Paris, Musée du Louvre (oeuvre non présente à l'expo)

Dès son arrivée à la cour d’Angleterre en 1632, Van Dyck est anobli par le roi, qui en fait son premier peintre. Il lui octroie 200 livres de rente, le loge dans une demeure luxueuse à Blackfriars près de Londres, où il vient lui rendre visite. Le peintre gentilhomme y organise des soupers avec les nobles de la cour. Van Dyck peindra 23 portraits de Charles Ier, presque autant de la reine. Comment ne pas penser qu’une certaine intimité s’est installée entre ce roi amateur d’art et son peintre préféré, d’un an son aîné, suffisamment talentueux pour qu’il le fasse chevalier ? Témoin de l’estime que lui portait le roi, Van Dyck sera enterré dans le chœur de la cathédrale Saint-Paul, où un monument lui sera dédié.

Les princes palatins Charles Louis Ier, électeur, et son frère Robert, 1637, Paris, Musée du Louvre


Même s’il meurt trop tôt pour recevoir la grande commande décorative qui manquait selon lui à sa carrière, Van Dyck atteint donc dès le début des années 1630 l’idéal du peintre gentilhomme qu’il s’était fixé comme modèle (Titien et Rubens constituaient là encore des précédents, sans parler de Raphaël et Léonard avant eux).

Son Autoportrait de Saint-Pétersbourg (1622-23) donne déjà l’image d’un jeune homme conscient de son talent, un rien arrogant. Ni chevalet ni pinceaux, mais un magnifique habit de soie noire jeté sur une éclatante chemise blanche. Van Dyck se peint, comme Rubens avant lui, à l’égal de ses riches modèles. C’est à peine si la longue main fine qu’il expose et le regard scrutateur qu’il porte sur le spectateur indiquent qu’il est peintre.

Autoportrait 1622 ou 1623, St-Pétersbourg, Musée de l'Ermitage, copyright V. Terebenin

C’est encore cette dignité de l’artiste qu’il proclame dans son Iconograhie, série de portraits gravés d’hommes illustres, qui inclut des peintres, des sculpteurs et des graveurs, dans la lignée des Vies d’artistes de Vasari (1550 et 1568) et du Livre des peintres de Carel Van Mander (1608).


Plus d’infos : http://www.culturespaces-minisite.com/vandyck/

*Moins connu que son compatriote Canaletto, Guardi se spécialise lui aussi dans les vedute de Venise, qu’il peint avec une touche clignotante très vivante, subtilement mêlée de noir.

**Auteur du Libro del Cortegiano (1528), livre extrêmement lu dans toute l’Europe au XVIe et XVIIe siècle qui, à travers les discussions des courtisans à la cour d’Urbino, décrit la façon idéale de se comporter en bonne société. Raphaël nous a laissé de l’auteur un magnifique portrait aujourd’hui au Louvre.

**Le banquier amateur d’art Everhard Jabach achètera une partie de ces collections en vente publique puis cèdera un certain nombre d’œuvres à Louis XIV, où elles viendront grossir le noyau du futur musée du Louvre. Voilà comment le fameux Portrait de Charles Ier, roi d’Angleterre à la chasse (1635-38) s’est retrouvé au Louvre, sans guerre ni rapine.

***Charles Ier connaitra le même sort que sa grand-mère Marie Stuart, reine d’Ecosse. Il sera décapité en 1649 sur ordre du Parlement, qui lui reprochera sa mauvaise gestion des affaires du royaume, notamment des questions religieuses.




dimanche 18 janvier 2009

Vous vous en voudrez (longtemps) de ne pas y être allés…

“The troublesome reign and lamentable death of Edward II, King of England, with the tragical fall of proud Mortimer” de Christopher Marlowe

Jusqu’au 31 Janvier 2009, au théâtre Paris – Villette
Pour plus d'infos : http://www.evene.fr/culture/agenda/edouard-ii-26362.php

Vincent Dissez dans le rôle d'Edouard II amoureux de son Gaveston (copyright Christian Berthelot)

Une tragédie teintée d’accents comiques très politiquement, religieusement et moralement incorrecte, qui traite de l’impossible conciliation du pouvoir et de l’amour.
Elle est interprétée par une jeune et talentueuse troupe qui transmet toute l’énergie du texte de Marlowe, sans l’expurger.

Edouard II, c’est l’histoire d’un roi qui n’aurait jamais dû régner. Appelé sur le trône suite à la mort de ses trois frères aînés, il entend vivre à la cour avec son mignon Gaveston, qu’il fait Comte de Cornouailles, au grand damne des nobles et de la reine, qu’il rabroue et traite de putain. Par la bouche d’Edouard II, Marlowe plaide pour un monde de carnaval, où les parvenus sont couverts d’or et de titres de noblesse, les évêques, traités de « laquais » jetés au cachot, et où le roi se livre sans frein à sa passion homosexuelle. On chercherait en vain des accents de remords façon Phèdre de Racine. Que les nobles, qu’il essaie d’amadouer en leur octroyant des titres inventés pour l’occasion, se partagent son royaume, Edouard II s’en contrefout. Tout ce qu’il désire c’est « un coin pour folâtrer en paix avec [s]on Gaveston ».

Retour d'Isabelle de France en Angleterre, Jean Fouquet, c.1455-60, Paris BNF



Face à Edouard II, Isabelle de France, sa légitime épouse, ne tarde pas à prendre la tête de la révolte des nobles. D’outrage en injure, l’amoureuse éconduite cédera la place à une souveraine digne de Machiavel, sacrifiant tout à la stabilité de l’Etat.

Il s’agit bien d’une réflexion sur le caractère intransigeant et dévastateur du pouvoir : Mortimer, qui s’insurge contre un roi inique pour le bien de l’Angleterre, finit par se muer en tyran, aspirant à gouverner à travers le fils du roi, Edouard III, en qualité de régent. Une exclamation comme « Je suis trop grand pour que la fortune puisse me toucher » pourrait s’appliquer à Marlowe lui-même, auteur à succès, protégé par Elisabeth I ère. Et pourtant Mortimer chute, lui qui avait voulu s’élever plus haut que son rang, profitant des faveurs de la reine. Marlowe connaîtra également une fin aussi indigne d’idiote.

L’ordre triomphera donc, le jeune Edouard III succédant à son père, une fois parvenus avides, nobles tyranniques et reine conspiratrice punis. L’harmonieuse musique des sphères*** pourra de nouveau retentir.

La reine Elisabeth en "primum mobile" dans la 9ème sphère, dessin de John Case (c.1588), extrait de H. Shire, A preface to Spenser, Longman, copyright University Library, Cambridge.

Les costumes et la mise en scène servent la pièce avec discrétion. La robe de velours pourpre d’Edouard II souligne la fragilité du corps au lieu de lui donner de l’ampleur, tandis que le gris austère de celle de la reine fait ressortir le roux de ses cheveux. Roux, un rouge qui ne dit pas son nom, qui se dissimule, se révèle peu à peu.

Caravage, L'Enterrement de sainte Lucie, 1608, Syracuse

Le décor dépouillé met à profit l’architecture toute classique de la salle de théâtre. La rigueur des arches en plein cintre et des pilastres qui les soutiennent est celle qui s’abat sur Edouard II, le forçant à abdiquer, à n’être plus qu’ « une ombre en plein soleil », à croupir dans les égouts du château puis à mourir d’une façon aussi dégradante que barbare. Cette rigueur c’est aussi la grandeur nouvelle d’Edouard, qui endure son martyre sans broncher, comme s’il était déjà mort depuis l’assassinat de Gaveston et la perte de sa couronne. L’obscurité de la scène, faiblement éclairée par des lanternes qui font saillir les muscles des geôliers à la façon de Caravage, accompagne sa nuit autant qu’elle annonce sa mort physique. Allongé en deçà du niveau de la scène, enveloppé dans un drap blanc par un bourreau qui le cajole avant de le tuer, Edouard II semble sorti d’une toile de la dernière période du maître italien, tel L'Enterrement de Sainte-Lucie. Même silence recueilli, même compassion de l’assistance, même ombre qui engloutit tout.


Portrait présumé de Marlowe. La proposition d'identification repose notamment sur la devise "Quod me nutrit me destruit" (ce qui me nourrit me détruit).


Marlowe (1564-1593) est le dramaturge le plus turbulent du théâtre Elisabéthain. Ce contemporain de Shakespeare, homme de lettres, traducteur et accessoirement espion de la reine - à qui il devrait l’obtention de son diplôme, malgré ses absences répétés au Corpus Christi de Cambridge- vient à l’écriture de pièces de théâtre comme beaucoup d’ « University Wits », afin de gagner de quoi manger*.


Autographe de la reine Elisabeth Ière

Cet athée bagarreur et contestataire a juste le temps d’en créer cinq chefs d’œuvres qui popularisent le « blank verse **», avant de recevoir lors d’une rixe dans une taverne, un coup de poignard dans l’œil qui le tue sur le champ. L’auteur était-il un vulgaire ruffian aviné comme ceux dont il s’entourait, ou un ennemi de la nation, les universitaires restent partagés. Certains se demandent même s’il n’aurait pas orchestré sa propre mort, afin d’échapper aux services secrets d’Elisabeth I ère.

Portait d'Elisabeth Ière dit à l'arc-en-ciel (c.1600-02, Hatfield House)

*La fermeture des monastères par Henri VIII privaient les étudiants pauvres des emplois de clercs qu’ils occupaient jusqu’à lors.

**pentamètre iambique non rimé, mètre par excellence de la poésie dramatique Elisabéthaine.

***Théorie médiévale encore en vogue à l’époque Elisabéthaine, qui structure l’univers céleste et terrestre en un système hiérarchisé de sphères. Au sommet, Dieu est le « primum mobile », celui qui met en mouvement l’ensemble des sphères tout en demeurant immobile. De ce mouvement résulte la « musique des sphères », que les désordres politiques du règne d’Edouard II ont à coup sûr peuplée de dissonances.

mercredi 14 janvier 2009

La triste fin de mon beau vase de Chine

Vase meiping de la période Yongle (1403-1421), dynastie des Ming, copyright Connaissances des Arts (n°666)


C’est avec de petits sacrifices que l’on parvient à de grands résultats, comme, par exemple, faire l’acquisition d’un vase meiping.
Celui qui a été mis en vente en Septembre dernier à New York a affolé les collectionneurs par la blancheur irréelle de sa porcelaine et la finesse de son décor, presque invisible. Son nouveau propriétaire l’a arraché à des amateurs verts de jalousie pour la bagatelle de 2 Millions d’euros.

2 Millions d’euros, une somme modique qui ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval, certes, mais peut-être sous un paquet de litière pour chat (agglomérante la litière, sinon c’est dégueulasse).
En effet, le vase convoité a été adjugé pour l’équivalent de 500 000 paquets de litière Monop’ (si on calcule avec la Leader Price ça fait plus, bien sûr). Un chat bien traité vivant en moyenne 15 ans et utilisant, si son maître respecte les règles élémentaires d’hygiène, environ 4 paquets de litière par mois, 720 amateurs de chats et de céramiques asiatiques pourraient posséder en commun ledit vase meiping, à la condition d’emmener Mistigri faire ses petits et gros besoins dans la rue (et de les ramasser, évidemment…).

Litière au chat, photo de l'auteur, toute reproduction soumise à l'autorisation du modèle

Notez que si les bols chinois ne sont pas votre tasse de thé, pour 2 Millions d’euros vous pouvez aussi devenir propriétaires d’un certain nombre de babioles d’un goût différent, comme une tapisserie des Gobelins ou une toile de Basquiat.

Fier de l’ingéniosité de mon plan de financement, j’avais déjà enfilé mes bottes en peau de yack (pour aller le présenter à mon dépressif de banquier, quand mon tigre de salon, emporté par son élan, exécuta un magnifique dérapage incontrôlé sur la table basse, emportant la nappe et tout ce qui avait le malheur de se trouver posé dessus.

Parmi toutes les locutions latines du petit Larousse que je lui avais lues, le diabolique animal n’avait retenu que « tabula rasa »…Mon appartement n’est décidément pas plus accueillant pour des œuvres d’art qu’un champ de mines.
Une consolation malgré tout : j’ai enfin une occasion de citer la phrase qui figure dans nombre de manuels de procédés littéraires à l’entrée « zeugma » :

"Tu as brisé mon coeur et mon beau vase de Chine."

Précisons qu’un vase meiping se reconnaît à son élégante forme galbée, due à son épaule généreuse supportée par un pied étroit. Son goulot serré est destiné à recevoir une unique branche de prunus* en fleur. Ce type de vase se développe dès l’époque des Song (960-1279).
A défaut de voir en vrai celui adjugé par Christie’s, le Musée Guimet en expose plusieurs magnifiques de l’époque des Yuan (1279-1368) et postérieures. En particulier, l’un d’eux présente une couverte** bleu foncé obtenue avec du cobalt, associée à un décor en réserve.

Vase meiping, dynastie des Yuan, Paris, musée Guimet, copyright RMN/Thierry Ollivier


*littéralement « meiping » signifie « vase à prunus », même si à l’origine les vases de cette forme étaient utilisés comme bouteille à alcool.

**comme son nom l’indique, c’est la couche de silice (sable) + oxydes métalliques qui recouvre la terre nue (grès ou porcelaine). On parle de couverte plus ou moins onctueuse, selon l’impression de moelleux qu’elle donne en recouvrant une pièce.

mercredi 7 janvier 2009

Pollock avant Pollock et les fleurons de l’art indien


« Pollock et le chamanisme», Pinacothèque de Paris Jusqu’au 15 Février 2009.

Le titre de l’exposition est alléchant : la réunion d’un mythe de l’art abstrait américain, Jackson Pollock (1912-1956), relativement peu visible en France, et du chamanisme, une des croyances les plus étrangères au système de pensée et de représentation du monde européen, mais largement diffusée dans les deux Amériques.

Jackson Pollock dans son atelier, vers 1950 (copyright Rue des archives)


Sur le papier, l’idée de confronter des œuvres de Pollock à des objets amérindiens semble plus que pertinente. Les « drippings » et « pourings »* de Pollock sont traditionnellement rapprochés des peintures de sable exécutées par les indiens et de leurs danses rituelles.
En effet, pour peindre des œuvres de ce type, Pollock délaisse le face-à-face avec le chevalet et se met à tourner autour du support, posé au sol, armé d’un pinceau, d’un pot de peinture industrielle percé ou d’un vulgaire bâton. Les « drippings » sont conçus comme des espaces d’enregistrement des mouvements de l’artiste, chorégraphie qui a davantage d’importance que le résultat qui en découle, d’où le qualificatif d’« action painting » que leur donna Rosenberg, pour exprimer cette idée de primat du geste.


L’expo est en fait un peu décevante : les textes censés guidés le visiteur sont verbeux, plus obscurs que le mysticisme qu’ils évoquent, et veulent nous faire croire que l’association de Pollock au chamanisme est révolutionnaire. Pollock est d’ailleurs présenté comme un observateur passif des rites indiens, qu’il découvre dans les années 1941, lors d’une expo au Museum of Modern Art, en même temps que les surréalistes.

Composition with horse at center, 1934-1938, coll. part (Reproduction à partir de Connaissances des Arts n°665, Nov. 2008)

Autre faiblesse, l’accent est tellement mis sur le chamanisme comme clef de lecture de l’œuvre de Pollock que ses autres influences sont complètement occultées - Picasso est à peine cité -, et qu’au final cette lecture n’éclaire pas beaucoup les œuvres – à de notables mais rares exceptions près c.f. infra. Une toile comme Male and Female in search of a symbol (1943, coll. part.), son caractère vaguement mythologique mis à part, évoque autant plus Masson ou de Kooning que des rites indiens.

Dernier regret, peu de toiles vraiment exaltantes sont présentes, ce qui n’est compensé qu’en partie par plusieurs très belles feuilles à la plume et au crayon. Au final, une expo qui montre plutôt comment Pollock devint Pollock.


Pourquoi cette expo vaut-elle malgré tout la peine de sortir braver le froid ?

Hochet rituel de chamane, 1850-1880, coll. S. Michaan (Reproduction à partir de Connaissances des Arts n°665, Nov. 2008)

Pour 3 raisons.


La qualité et la variété des pièces d’art amérindien tout d'abord. Des mâts totémiques aux masques de chamanes en passant par les petites sculptures d’animaux en ivoire, les couteaux et les boîtes, toutes les pièces sont à la fois belles et originales. Elles appartiennent d’ailleurs quasiment toutes à la même collection particulière, celle de Steven Michaan.

Deux documentaires en noir et blanc, aussi instructifs qu’esthétiques, resituent les objets dans leur environnement sonore, géographique – maison cérémonielles, pirogues décorées naviguant sur un lac – et cinétique. Le visiteur a la chance de voir les masques " vivants", bouger au gré des pas des danseurs. Un éclairage anthropologique qui nourrit l’appréciation esthétique des œuvres.

La confrontation des œuvres de Pollock et des objets amérindiens est parfois tellement saisissante qu’on se demande pourquoi on n’avait pas fait le rapprochement plus tôt, tant il crève les yeux. En ce qui me concerne, un cas m’a particulièrement frappé.
La toile Birth (Tate Gallery, 1938-1941), est composée, comme le mât totémique de maison Haïda ou Nootka (indiens de Colombie Britannique) placé à côté d'elle, d’un enchevêtrement vertical de formes animales, humaines et hybrides lourdement cernées de noir.

Une différence cependant : on remarque dans le tableau de Pollock des figures picassiennes, personnages hurlant de toutes leurs gueules en croissant de lune, les pupilles dilatées...


*dripping, pouring : procédé inventé par le surréaliste Masson et systématisé par Pollock, qui consiste à faire goutter (dripping) ou couler (pouring) la peinture sur la toile posée au sol.

jeudi 1 janvier 2009

A Venise, calle delle friulane (suite et fin)

Suite du post du 29 décembre 2008


Tout au Nord de Venise, près du ghetto, il y a, donnant sur le campo della misericordia, une église désaffectée. Les carreaux des fenêtres grillagées de la façade sont cassés. Toute seule dans ce coin reculé et calme, à mille lieues des mercerie, elle distille une atmosphère mélancolique, surtout sous un ciel chargé de pluie. C’est un spectacle étrange et triste, une église qui ne sert plus à rien.
Plus loin on aperçoit, au détour d’une rue un peu plus large, San Michele, sorte d’île des morts de Böcklin.





L’île cimetière de Venise déroule le mur de brique qui l’entoure depuis l’embarcadère des Fondamenta*** Nove, point de départ des vaporetti pour les îles. San Michele est le seul endroit à Venise et dans les îles où on ne sent pas la présence de la mer. Ni ressac ni vent. Même les mouettes se taisent en la survolant. On entend véritablement le silence. Il monte, gonfle et emplit les oreilles tout entières. Peut-être faut-il y voir un hommage à Stravinsky et Diaghilev enterrés là. Des visiteurs ont déposés de petits mots, des bonbons, et même une cigarette calée entre deux cailloux sur la dalle de pierre toute simple. Ce n’est même pas du marbre.

Si l’on en juge par le prix des sanitaires, San Michele est l’endroit le moins touristique de Venise. Mais ce critère n’est sans doute pas suffisamment représentatif.




Murano et Burano sont des Venise en creux, en négatif. Simples villages de pêcheurs ou de verriers, elle montrent bien que ce ne sont pas les canaux qui font Venise. Venise c’est un bâti tortueux, une débauche de marbre, de sculptures et de polychromie, l’empilement et la confusion des époques, mêlés à la nudité de la brique, à la saleté des enduits rongés par le sel et aux coulures noirâtres sous les baies géminées et les arcades byzantines.


En revanche, la traversée vers les îles permet de sentir le caractère amphibie de Venise, née du limon, vivant entre terre et mer et tirant les moyens de sa subsistance alternativement de l’une et de l’autre, au gré des époques, au rythme des marées.



Si peu de choses ont changé que la maison du Tintoret et celle du Titien sont encore debout. L’encens brûle toujours devant l'iconostase de l’église San Giorgio des Greci. L’odeur s’échappe jusqu’à la fondamenta blanche, ruisselante de lumière, qui y conduit.



Mais la Basilique San Marco s’enfonce sous ses tonnes de tessères d’or. Noé et son arche dans le narthex assisteront peut-être à un nouveau déluge. A moins que Venise ne devienne une gigantesque barque, et, se détachant de la gare Santa Lucia, son amarre à Mestre qui la pollue et au monde qui la change, qu’elle se laisse porter au gré des courants, ne gardant à son bord que ses chats silencieux et les oiseaux de mer.


*** « fondations » et par extension « quais» en italien