lundi 21 décembre 2009

De Byzance à Istanbul



Intérieur de Sainte-Sophie, monument emblématique d'Istanbul, tour à tour église, mosquée puis musée.

De très belles pièces s’étalant sur plus de deux mille cinq cents ans, une scénographie évocatrice, où les effets visuels l’emportent sur la pédagogie (textes laconiques, pas de chronologie permettant de situer les évènements), c’est ce que propose l’expo du Grand Palais « De Byzance à Istanbul ». Une très belle expo donc, qu’on appréciera pleinement si l’on connaît un peu de sujet ou si l’on a loué les services d’un (audio-)guide. Le catalogue de l’expo, très fouillé, apporte heureusement des éléments de réponse à quelques questions laissées en suspens.
Il permet en outre de comprendre pourquoi nous éprouvons tous le vague sentiment que de Byzance à Constantinople et de Constantinople à Istanbul c’est une seule et même histoire qui se déroule sans rupture – thèse qui sous-tend l’expo et dont nous laisserons de côté les évidentes implications politiques. Notons que le nom Istanbul ne s’est imposé qu’au XVIIIème siècle. La ville n’a donc pas changé de nom du jour au lendemain en 1453, alors que de byzantine et chrétienne elle devenait turque et musulmane. L’impression que quelque soit son nom, la période et l’empire dont elle est la capitale cette ville a possédé une identité particulière la différenciant des autres cités, tient peut-être à deux caractéristiques étroitement liées, une divinisation du pouvoir impérial et un commerce extrêmement dynamique.

Boucle d’oreille avec femme ailée, milieu du IIIème s. avant JC, Musée Archéologique d’Istanbul (Connaissance des arts n°675, Septembre 2009)


Les empereurs byzantins ont particulièrement insisté sur l’origine divine de leur pouvoir, considérant leur empire comme le royaume de Dieu sur terre et faisant en sorte qu’il en reflète la splendeur. Dès la fin du IVème siècle, alors que l’empire n’est pas encore byzantin mais romain d’orient, les portraits des empereurs montrent des visages impassibles aux traits idéalisés, des regards absents aux pupilles tournées vers le haut, absorbés par la contemplation de réalités intangibles, que seul l’œil de l’esprit peut appréhender.

Cette théocratie n’aurait toutefois pas subjugué ses voisins arabes, slaves ou occidentaux si elle ne s’était accompagnée d’un luxe inouï, réminiscence de l’empire romain qui s’épanouit dans une civilisation urbaine devenue l’exception dans une Europe à dominante rurale. Les soieries, bijoux en or chargés de pierres précieuses ou couverts d’émaux cloisonnés que les empereurs byzantins envoient en cadeaux diplomatiques matérialisent la supériorité tant technique qu’économique de Constantinople, du moins jusqu’à la défaite de 1071 à Manzikert contre les Turcs. Cette bataille marque la perte d’une grande partie de l’Anatolie et le début de pertes territoriales de plus en plus dramatiques, asphyxiant peu à peu Constantinople – quand elle tombe, le reste de l’empire est déjà presque entièrement aux mains de Mehmed II.

Mais jusqu’au XIème siècle, les caisses de l’Etat profitent à plein de la manne du commerce, grâce aux taxes prélevées sur les marchandises qui du nord au sud et d’est en ouest, transitent en grande quantité à Constantinople. Fourrures, épices, miel, soierie, or, coton et céréales s’y échangent quotidiennement dans plusieurs langues. La cité apparaît ainsi comme le centre de gravité du monde chrétien pour les pèlerins slaves et russes, évangélisés à la fin du Xème siècle, tandis que pour les chrétiens d’Occident elle rivalise avec Rome, qui l’emporte surtout parce qu’elle est le siège de la papauté. Cité opulente, c’est également une ville merveilleuse et miraculeuse, qui regorge d’églises et de monastères abritant tous quantités de reliques insignes, tandis que ses rues sont parsemées de statues antiques auxquelles on prête des vertus apotropaïques. Citons par exemple la colonne serpentine s’élevant sur la spina* de l’hippodrome, en réalité offrande des cités grecques faite au sanctuaire de Delphes suite à la victoire qu’elles remportèrent sur les Perses à Platées en 479 av JC. Constantin fit transporter dans sa capitale cette colonne de bronze faite de trois serpents entrelacés, qui supportait jadis un trépied d’or. Elle passait pour protéger la cité des serpents et de leur venin. On mentionne également des statues de chevaux empêchant ces mêmes animaux de hennir et de se battre entre eux…


Ces récits frappent les imaginations à un tel point que cette vision fabuleuse de la ville survit malgré les aléas – crises iconoclastes des VIIIème et IXème siècles, périodes d’essoufflement des arts, manque d’argent criant dès le XIVème siècle, sous la dynastie des Paléologues. En état de siège quasi-permanent, mal défendue par des soldats - des mercenaires étrangers pour une bonne part -, contrôlant de moins en moins son commerce, que se disputent génois et vénitiens, la cité n’est plus que l’ombre d’elle-même quand les turcs la conquièrent. Triste entrée que cette de Mehmed II dans Sainte-Sophie, dont les ornements précieux ont été fondus et remplacés par du bois peint et de la verroterie…


Miroir en jade, or et rubis, vers 1600, Topkapi, Palace Museum (Connaissance des arts n°675, Septembre 2009)

Constantinople retrouve cependant vite sa splendeur sous l’égide de ses nouveaux maîtres, qui s’appuient sur le passé glorieux de la cité. Pour construire sa mosquée, la Suleymaniyé, Soliman le Magnifique (règne : 1520-1566) prie l’architecte Sinan de s’inspirer de Sainte-Sophie, église édifiée par Justinien au VIème siècle, conçue selon un plan centré à dôme que contrebutent deux demi-coupoles et deux murs - tympans percés de fenêtres. Si Sinan s’émancipera par la suite de ce modèle, la mosquée à coupole s’imposera également auprès de ses successeurs. L’hippodrome continue quant à lui d’accueillir des manifestations impériales, les bains turcs succèdent aux bains antiques…

Comme les empereurs byzantins avant eux, les sultans turcs ont les moyens de mener cette politique monumentale grâce à un commerce florissant (c’est l’époque de la tulipe et des porcelaines bleues et blanches Ming). Palais et mosquées exaltent l’essence divine du pouvoir, que le sultan rappelle constamment en vivant éloigné du monde et de ses sujets. Présence-absence en réalité, car depuis la cour privée du palais de Topkapi, à laquelle n’ont accès que ses épouses et ses pages, le sultan embrasse du regard toute l’étendue de sa ville, la Corne d’or et le Bosphore, et les terres au-delà. Ses sujets en retour voient en permanence les silhouettes des mosquées et des palais des sultans successifs se découper sur le ciel, comme autant de maillons d’une longue histoire.

*sorte de bande centrale séparant en deux la largeur de l’hippodrome, ornée d’obélisques et de statues.

"De Byzance à Istanbul, un port pour deux continents", Galeries nationales du Grand Palais, jusqu'au 25 janvier 2010.

lundi 23 novembre 2009

Lectures sonores, listes vertigineuses, lectures vertigineuses…


Afin de faire résonner entre ses murs la thématique « Umberto Eco – Le vertige de la liste », le musée du Louvre organise ce vendredi (le 27 donc) à partir de 19h, une soirée de performances littéraires, au cours de laquelle comédiens et slameurs prêteront leur voix à des listes célèbres, écrites par Homère ou Perec, Victor Hugo ou Blaise Cendrars.

Il s’agit donc d’une soirée unique, mise en scène par Ludovic Lagarde et Emilie Rousset, avec la complicité d’Umberto Eco. Pour ceux qui ont loupé les "embuscades au Louvre", voici une nouvelle occasion de découvrir un Louvre qui parle.

Vous pourrez à cette occasion déambuler dans la Galerie Médicis ou parmi les peintures flamandes et germaniques au son d’une lecture polyphonique de ces listes sélectionnées par Umberto Eco. De quoi en ressentir le caractère vertigineux, en prélude au grand spectacle qui sera présenté par les mêmes interprètes le 1er décembre, sous la pyramide du Louvre. Vertiges, vertiges…

A vendredi !

lundi 16 novembre 2009

Samson & Delilah version aborigène



Le premier long métrage de Warwick Thornton, qui sortira le 25 novembre prochain dans les salles obscures, entretient un rapport assez lointain avec l’histoire biblique. Samson & Delilah sont deux adolescents aborigènes qui vivent dans un centre communautaire décrépit dans l’outback australien. Pas grand-chose à faire : Samson préfère sniffer de l’essence plutôt que d’entendre son frère jouer de la musique, Delilah assiste sa grand-mère sur ses peintures. Des dizaines de points de couleurs vives faits avec le manche d’un pinceau sur une toile sans châssis, posée sur la poussière rouge du désert.
Quand leur vie immuable se trouve tout à coup bouleversée, qu’ils se retrouvent sans attache, ils fuient. Pour se retrouver en marge de la ville des blancs, et découvrir à leurs dépens qu’ailleurs n’est pas synonyme de meilleur.
Ni documentaire sur la condition des aborigènes en Australie ni histoire d’amour romantique sous l’œil ému des kangourous, Samson & Delilah raconte une histoire, probable, possible, triste et pleine d’espoir. Warwick Thornton, auteur de plusieurs courts-métrages sur les aborigènes et abo lui-même, s’est appuyé sur sa propre expérience pour faire ce film, dont il signe également le scénario.


Si Samson & Delilah a beaucoup à dire, il n’en perd pas pour autant le sens de l’esthétique. Bien au contraire. Il y a des moments de grâce, l’aube, le feuillage des eucalyptus sur la terre ocre, la nuit qui tombe, bleu outremer sur l’horizon jaune. C’est un film peu bavard, qui préfère montrer et faire ressentir qu’énoncer ou affirmer. Le langage du corps, des mains, les regards, les gestes et la musique remplacent avec subtilité les paroles.

Un beau film, sensible et intelligent, succès critique et public en Australie et à l’international. A voir !

Samson & Delilah, de Warwick Thornton, avec Marissa Gibson, Rowan MacNamara,… Australie, 2009, 1h41, distribué en France par Why not productions Caméra d’or au Festival de Cannes 2009, Grand prix du jury, prix d’interprétation féminine, prix d’interprétation masculine festival des Antipodes de Saint-Tropez, 13 nominations à l’Australian Films Institute,
Et bien d'autres récompenses...

Les photos proviennent du site officiel du film.

samedi 31 octobre 2009

Expo "Cure" : l'art contemporain à l'hôpital de Villejuif





Les pillules miracles de Dana Wyse


Jusqu’au 15 novembre, le hall du Centre Hépato-Biliaire de l’hôpital Paul Brousse à Villejuif présente, sagement rangés dans des vitrines, des remèdes d’un genre nouveau, ceux de l’exposition Cure. Cette cure est proposée aux patients en attente d’une consultation, à ceux qui les accompagnent comme aux malades qui séjournent dans le bâtiment – d’un authentique style futur-antérieur, très futuriste naguère, à présent très passé de mode avec son revêtement de marbre noir et le jardin de graminées desséchées qui l’entoure.


Les bagues-pansements et le kit de bagues à réaliser soi-même de Benjamin Lignel

Il s’agit d’une cure qui se fonde sur le décalage pour engendrer le rire : « les angoissés pansent leurs plaies par les rires » (Victor Urgo). Les maux sont traités par des mots, les artistes pensent pour panser. Glissement de l’abstrait au concret, du psychologique au physiologique, de l’essentiel au superflu. Comme les guérisseurs des siècles derniers, les artistes de l’exposition possèdent des remèdes pour tout. Dana Wyse soigne l’âme en s’attachant au corps, grâce à ses pillules miraculeuses – pour toutes les occasions : « Convert to judaism », « Instant orgasm pills », « Happy childhood memories » ou encore « Understand the meaning of life ». Francine Flandrin F2 propose une solution aussi simple que concrète à un épineux problème de société avec sa Rallonge pour l’emploi. Benjamin Lignel propose quant à lui de joindre l’esthétique à l’utile avec ses pansements bagues – Happy Family NHS. Qui a dit que qu’on ne pouvait pas être à la fois malade et élégant ?


Le Colt du fémur du Docteur Courbe et la Corde à sauter d'Eric Pougeau

Mais légèreté ne signifie pas vacuité. La corde à sauter d’Eric Pougeau, où la ficelle est remplacée par du fil barbelé, évoque plus des camps, des enfances troublées que la rééducation des sportifs. La Rallonge pour l’emploi de Francine Flandrin F2, rallonge électrique enroulée sur elle-même comme un serpent, se dresse, charmée par le doux son du pipeau politique. Derrière l’amusant jeu de mots Colt du fémur, le Docteur Courbe, en substituant deux extrémités de fémur aux pistolets, rappelle brutalement la finalité mortifère de l’arme à feu. Inquiétante pour d’autres raisons, la balance de Fridgeed (Nils Thornander et Mildred Simantov), douée d’empathie, invite le patient à une étreinte mélancolique autant que clinique, parodie des romans à l’eau de rose. « Viens sur moi. Je veux sentir le poids de ton malheur », dit la délicate écriture dorée qui orne le plateau. La traditionnelle pesée corporelle cède la place à celle de l’âme, avec l’espoir que de la quantification du malheur découlera un traitement et une posologie. Par exemple : à partir de 40 kg de malheur, 2 comprimés par jour pendant une semaine, à renouveler si nécessaire. A partir de 70 kg, passer à 3 comprimés.

A la différence des potions miracles colportées de village en village au Moyen-Age et à l’Epoque Moderne, sujets des tableaux de Gérard Dou et de ses suiveurs, celles de l’exposition Cure ont un effet garanti : un rire pas nigaud et indolore.

Hall du Centre Hépato-Biliaire de l’Hôpital Paul Brousse, 12-14 Avenue Paul Vaillant Couturier, Villejuif – Métro Paul Vaillant Couturier.

Pour prolonger le traitement à domicile : “Carnet de Cure”, 52 pages, tout en couleur, tirage limité à 250 exemplaires, matin, midi et soir - préface : Cécile Bulté, conception éditoriale et graphique : Francine Flandrin F2.


dimanche 18 octobre 2009

L’oeil des marchands



L’exposition « Regards de marchands – La passion des arts premiers » s’est refermée ce soir sur des objets d’exception. Les salons de la Monnaie de Paris avec leurs boiseries d’or, leurs miroirs qui multiplient les œuvres, le coin bibliothèque qui invite à la lecture, constituaient un cadre parfait par leur luxe discret et confortable, évoquant la demeure d’un riche collectionneur.

Epingle Zoulou (photo issue du dossier de presse)


Le Hei tiki, sur l'affiche de l'exposition

Dans cette collection idéale, plusieurs pièces archétypales, comme cette statue Dan représentant une femme debout. Remarquable par son modelé expressif et la beauté géométrique de ses scarifications, elle l’est également par son état de conservation : le pagne de tissu est toujours fixé à ses hanches, les nattes postiches à sa tête. De la même ethnie, un masque de course, dont les grands yeux vides permettent au coureur de voir les aspérités du chemin, conserve les fines tresses de sa coiffure. Sans oublier le monumental fétiche Songyé (R.D. Congo) paré d’une peau d’animal et coiffé d’une corne d’antilope. Il exhibe un ventre gonflé de femme enceinte au nombril évidé pour accueillir le bilongo, la charge magique qui lui confère son efficacité. Des pièces célèbres, comme en exposent les grands musées, mais pas toujours dans un état aussi parfait. C’est le cas de ce hei tiki aux iris de nacre, qu’on dirait tout juste décroché du cou de son dernier propriétaire maori, encore tout empli du mana des générations d’ancêtres qui l’ont porté.

Cuillière Zoulou du musée du Louvre (hors série Connaissance des Arts n°149)

Outre les stars des arts non occidentaux, pour certaines connues de tous, ce sont les pièces plus confidentielles qui donnent toute sa valeur à l’expo. Certaines sont minuscules, tel ce nécessaire à couture Inuit, un cervidé sculpté dans de l’ivoire marin avec sur le dos deux minuscules trous où sont glissées deux petites aiguilles. Aussi esthétique qu’utile, sans oublier les possibles valeurs protectrices ou symboliques de ce type d’animal. Autre exemple de raffinement des objets usuels, cette épingle à cheveux Zoulou, d’une pureté de forme très caractéristique – elle évoque sa grande sœur du Pavillon des Sessions du Louvre, une cuillère anthropomorphisée évoquant un corps féminin. Plus étrange, un tambour à friction de la Nouvelle-Irlande, à mis chemin entre le cocon et l’insecte recroquevillé sur lui-même, cultive ses liens avec le règne animal par ses deux yeux en opercule de turbo. Dans la salle suivante, c’est un tambour à fente bifrons et bicéphale à l’une de ses extrémités qui rappelle l’étroitesse de la frontière entre objets, statues et masques, naturalisme apparent et symbolisme véritable.

Tambour à frictions, Nouvelle-Irlande

Les cartels très précis mais avares en explications invitent à un regard esthétique, hors des considérations historiques et ethnographiques. Après tout, il s’agit de nous faire partager la vision du marchand, amoureux de la belle forme. De toutes les belles formes, proches ou éloignés des canons occidentaux. Comme cet étrange crochet de Nouvelle-Irlande. On reconnaît la parenté de cette grande tête carrée sur-dimensionnée avec les statues malangan, mais l’ensemble est comme lavé de blanc, les opercules de turbo rendus aveugles. Les pics de la partie inférieure – auxquels il doit son nom de crochet – lui donnent un air de colonne vertébrale gigantesque, d’os poli ou de bois flotté. A l’inverse, dans une autre salle, un byeri (statue gardienne de reliquaire) Fang semble s’ennuyer ou rêver, le menton appuyé sur sa paume. Une pièce qui montre que même les typologies d’objets qu’on croit connaître peuvent receler des surprises.

dimanche 27 septembre 2009

Embuscades au Louvre : les Souffleurs, commandos poétiques



Vingt-cinq souffleurs vêtus de noir surgissent discrètement dans la cour Marly ou Puget, ouvrent en choeur leur grand parapluie, aussi silencieusement qu’ils sont apparus. Cela marque le début d’une bien curieuse représentation. Munis d’un éventail noir et d’un long tube en carton et fibres de verre, le rossignol, les souffleurs se glissent alors entre les sculptures pour surprendre les visiteurs et leur chuchoter des poèmes. Assis sur un banc ou une marche, l’oreille collée au rossignol, ces derniers se retrouvent brusquement coupés du monde, suspendus à une voix inconnue qui murmure des textes sur la lumière, des jardins, des fenêtres… Une voix qu’on écoute sans pouvoir la voir, à l’autre bout du rossignol, et qui assourdit les bruits du musée. Dans ce temps suspendu ne subsistent que les sculptures et les jeux du soleil se couchant sur les arcades.


À la fin de son « embuscade » le souffleur déplie d’un coup sec son éventail comme s’il marquait la fin d’une séance d’hypnose. De ces secrets murmurés au creux de l’oreille, rien n’a été divulgué à l’avance, pas même aux organisateurs du musée. Ravissement sans violence des visiteurs surpris, ces « embuscades » touchent à l’intime. Une éphémère relation se noue entre le souffleur et le visiteur à qui il chuchote un secret à l’oreille, comme une amie ou un amant. Au lieu d’être un obstacle, le rossignol rend curieusement la voix plus proche, plus présente. L’envie mêlée d’appréhension que le visiteur sent fugitivement monter en lui tandis que le souffleur le prend par le bras pour le guider jusqu’à un banc rappelle celle d’un premier rendez-vous, celle d’un enfant qui déballe un paquet surprise ou encore celle que créerait une apparition. Car ces souffleurs noirs au milieu des sculptures de marbre blanc, la bouche pleine d’étranges paroles, ne semblent pas respirer le même air que nous, ni vivre sous la même lumière.


Ces « commandos poétiques », comme ils se présentent, procèderont à une nouvelle « tentative de ralentissement du monde » vendredi 2 octobre dans l’aile Richelieu du musée du Louvre, à partir de 19h (entrée gratuite avec le billet du musée).

Pour vous faire patienter jusque-là, je les laisserai définir eux-mêmes leur démarche :

« Les Souffleurs s’inscrivent dans l’évidence du clignotement général du monde,
usent de la nécessité du droit d’irruption poétique
et pratiquent l’art contre le divertissement,
l’essentiel contre le stratégique
et le jubilatoire contre le conventionnel. »

Et merci à Lorenzo pour les crobards...

jeudi 24 septembre 2009

“Vraoum!” la bande dessinée fait une entrée discrète dans le monde de l’art

Gilles Barbier, Hospice

Au rayon expos de BD se terminant le 27 septembre, après Tarzan au quai Branly parlons brièvement de Vraoum ! à la Maison rouge (bvd Bastille).
L’expo cherche à mettre en évidence les relations entre bédé et art contemporain afin de faire ressortir l’influence de la première sur le second et de faire accéder la BD au rang d’art (ni mineur ni populaire, art tout court, m’enfin !). Sans être révolutionnaire, le propos ne va pas encore de soi et le point fort de cette expo est de présenter des planches qui n’ont pas besoin de longs discours pour convaincre le visiteur. D’autant plus que les œuvres d’art contemporain paraissent par comparaison un peu creuses.
A quelques notables exceptions près cependant. Il convient de mentionner un dessin de Popeye par Basquiat ainsi que le travail de Jochen Gerner, qui révèle ou fait émerger de nouvelles significations des planches de Tintin en Amérique ou d’une vieille carte scolaire de l’Afrique. A l’autre bout de l’expo, Gilles Barbier soumet les super-héros de son enfance aux outrages du temps qui passe, à son regard d’enfant devenu adulte. Cet Hospice (2002), c’est aussi une Amérique vieillissante, qui n’est plus bien sûre de gagner la partie, comme ce Captain America sous perfusion ou ce Superman en déambulateur.


Winsor McCay, Little Nemo in Slumberland

Côté bédé, ils sont venus, ils sont (presque) tous là. Winsor McCay et son Little Nemo in Slumberland tout d’abord, des planches somptueuses qui plongent le lecteur dans un univers onirique singulier, au dessin clair guidé par une peur du vide digne des arts décoratifs les plus proliférants. Autre pièce exceptionnelle, une planche crayonnée d’Hergé dont les marges sont envahies de croquis des éléments qui lui ont donné du fil à retordre, une panthère et…un couvercle de plat. Cette planche est inestimable à plus d’un titre : énergie du trait qui cherche, hésite, comme sur le costume de la Castafiore (sujet inépuisable), certitude qu’aucun assistant n’est venu achever le dessin, vie anarchique du miroir de page...
Comme il est impossible de passer en revue tous les trésors de papier de cette expo et parce que le mieux est encore d’aller les admirer, je terminerai en citant deux strips des Peanuts de Charles M. Schulz, lisibles malgré les griffures d’encre de la pluie battante, ainsi que le mouvement arrêté d’une planche de Lady Snowblood de Kamimura.
Crac, boum, wizz ! comme disait l’autre.

Les images sont tirées du dossier de presse de la Maison Rouge.

lundi 21 septembre 2009

Tarzan, ou comment porter le slip léopard avec chic et décontraction...



Le plus célèbre porteur de slip léopard de la littérature, de la bande dessinée, du cinéma et de la publicité a posé ses lianes au quai Branly jusqu’au 27 septembre.

L’expo retrace les origines, l’apogée et la fortune de ce rejeton/ancêtre de Rahan dont les premières aventures parurent en 1912 sous la plume d’Edgar Rice Burroughs. Des animaux empaillés et des extraits de films ponctuent le parcours. De gorille en antilope et de lion en crocodile on apprend que le jeune Edgar fut fortement impressionné par l’exposition universelle qui eut lieu à Chicago en 1893, ainsi que par un certain culturiste, M. Sandows, qui portait un slip à motif léopard, le premier sandows…



S’il rappelle Mowgli ou les fils de la louve Romulus et Remus tout en empruntant sa musculature à Hercule, le Tarzan de Burroughs est ancré dans son époque. Certains passages des romans sont du Darwinisme de la plus belle eau, à une époque où ses théories étaient encore décriées. Tarzan c’est le gentleman sauvage, le polyglotte en pagne, plus à l’aise auprès des animaux de la forêt que parmi ses hypocrites et cupides semblables.

C’est une belle expo, malgré quelques gadgets très contemporains qui n’apportent pas grand-chose, comme la figurine du Tarzan de Disney. Les planches de bande dessinée surtout sont somptueuses. Burne Hogarth, Hal Foster et Joe Kubert sont bien sûr présents, mais également des dessinateurs moins connus comme Rex Maxon, qui a réalisé plus de 5200 strips mettant en scène Tarzan!


A travers Tarzan, c’est toute une époque qui revit, son exotisme de pacotille, ses fantasmes et ses peurs – Sheena la femme tigre, aussi belle que cruelle, les Grands Singes enleveurs de femmes blanches mais aussi les terrifiants hommes léopards inspirés de véritables sociétés secrètes d’Afrique de l’Ouest. L’expo évoque notamment ce singe dressé à fumer le cigare et à conduire une petite voiture, coqueluche du Paris du début du XXème siècle.
Les planches sont illustrées de boucliers et costumes africains, mais également de couvertures de « faux » Tarzan, plus ou moins réussis, tous assez drôles.
Au fil des années les thématiques évoluent et Tarzan prend des accents écolo, mène la vie dure aux braconniers et aux trafiquants en tout genre. C’est l’occasion d’exposer un terrible tabouret qui n’est autre qu’une patte d’éléphant…Sinistre déco coloniale, qu’on espère passée de mode!

dimanche 13 septembre 2009

Parcours des mondes 2009 : plein les mirettes pour pas un sous !

Hochet de Chaman, Canada/ Masque de danse, Papouasie Nvelle Guinée

Une fois n’est pas coutume, parlons d’un événement qui s’est achevé ce week-end : l’édition 2009 du Parcours des mondes, i.e. une soixantaine de galeries parisiennes et étrangères ouvrant leurs portes ou prenant leurs quartiers chez leurs hôtes français pour exposer leurs plus beaux chefs d’œuvre d’arts non occidentaux.
Outre la qualité des pièces, la forme prise par ce salon international des arts premiers était une raison supplémentaire d’y faire un tour : des grappes de galeries le long de quelques rues du 6ème arrondissement incitaient le visiteur à une promenade en forme de cabotage, de statue Dogon en reliquaire Kota, de pagaie des îles Australes en céramique précolombienne, parfois réunies au sein d’une même galerie, dans un désordre étudié digne d’une chambre des merveilles. Défi inespéré pour l’oeil, qui s’amuse à essayer d’identifier les oeuvres le plus finement possible. Un après-midi n’est pas de trop pour visiter toutes les galeries. On termine la journée avec une farandole d’œuvres qui défilent sous les paupières, certaines nettes, d’autres confuses.

Citons quelques pièces exceptionnelles, même si à cet instant plusieurs ont déjà retrouvé leurs pénates loin de la Seine : un reliquaire de crâne en forme de poisson provenant des îles Salomon, un boli*, une sculpture Batak en pierre représentant un ancêtre chevauchant le serpent cornu, dieu du monde souterrain, un moai kava kava** de 50 cm de haut…


Reliquare Kota (Gabon), statue Sénoufo (Côte d'Ivoire), masque Inuit et Guanyin (Yunnan)

Mentionnons également deux curiosités. La première est un vase à anse-goulot en étrier, appartenant à la civilisation andine de Chavin de Huantar (900/200 av JC). La céramique Chavin se caractérise par ses sévères teintes sombres et son iconographie inquiétante et agressive, qui fait la part belle aux crocs et autres attributs du jaguar. Or c’est bien un facétieux petit singe s’accrochant avec souplesse au goulot d’un vase couleur rose pâle qu’exposait la galerie.

La seconde curiosité, c’est un fétiche de la galerie madrilène Arte y Ritual, formée d’une tête de poupée en porcelaine qu’enserrent une série de griffes, le tout étant maintenu ensemble par des liens de fibres, dont les nœuds ont également une fonction symbolique, celle de contrôler la puissance magique du fétiche. Cet objet étrange, mélange surréaliste de fragilité, de douceur et de violence, semble être sur le point de se dévorer lui-même.
Fétiche "à la poupée"

Un salon comme le Parcours des mondes a par ailleurs le mérite de mêler à la faune habituelle des galeries des amateurs de beaux objets et de simples curieux, parfois venus en famille. Même s’il s’agit malgré tout d’un public plus ou moins averti il est plus aisé de franchir le seuil des galeries à l’occasion de ces journées, qui ressemblent à un vernissage géant, ouvert sur la ville au moyen de petits panneaux et de paillassons de feutrine jaune. C’est également l’occasion de constater qu’il y a galeriste et galeriste. Il y a en effet un monde entre l’expert d’art mélanésien sortant de sa réserve un petit tambour sous le bras et une anecdote sur les conditions de sa découverte aux lèvres, et celui qui égrène les prix auxquels se sont vendus des œuvres similaires lors des dernières ventes aux enchères. Et de conclure devant le client hésitant : « c’est le moment d’investir, les prix vont monter… ». Rungis, vous avez dit Rungis ?

Samuel NAMUNJDJA, Kalawan (détail), pigments naturels sur écorce

Quelques galeries ont fait les choses en grand, et préparé de véritables expositions. C’est le cas de Stéphane Jacob, invité de la galerie d’art contemporain Seine 51. Il propose une sélection d’art australien intéressante tant par sa qualité que sa diversité. Les peintures de Dorothy NAPANGARDI illustrent le renouvellement de la cartographie symbolique du territoire par l’intégration d’avancées technologiques comme les images satellites. Ses réseaux de lignes formées d’une succession de points blancs sur fonds noir quadrillent la terre de ses ancêtres tout en évoquant les photos de nuit prises par les satellites au-dessus des villes. Le faiseur de pluie de Lily Mindindril KARADADA, que les aborigènes nomment Wandjina et comparent à une chouette, possède, avec ses deux yeux noirs plantés au centre de sa tête toute blanche, une présence énigmatique. Présence car il s’impose comme un élément figuratif anthropomorphe dans un art où de tels éléments sont rares, énigme car il se dérobe à l’interprétation des non-initiés. Les questions demeurent une fois identifié le motif, tant on sent qu’il y a plus dans cette image que ce que nos yeux ne peuvent voir. Le Wandjina quant à lui ne dira rien, les artistes le privant de bouche. C’est de cet orifice que sont censés sortir les ouragans…

Saluons au passage l’effort pédagogique de la galerie, qui a accompagné chaque œuvre d’un cartel donnant les premières clefs de compréhension de l’œuvre (grammaire symbolique, légende et mythologie afférentes…) tout en rappelant qu’une partie du sens échappe nécessairement à nos yeux et esprits occidentaux, non dépositaires d’un rêve transmis par les ancêtres du temps du Dreaming.

Masque Sigikun, galerie Albert Loeb.

L’expo de la galerie Albert Loeb se maintient quant à elle jusqu’au 3 octobre. Elle est consacrée à la fête du Sogo bo, qui a lieu chez les Bambara et les Bozo (Mali), à l’occasion des récoltes et avant la saison des pluies. La fabrication des masques zoomorphes et anthropomorphes est prise en charge par la société du ton, qui regroupe filles et garçons âgés de 15 à 35 ans. Les masques, très colorés, se composent d’une âme de bois recouverte d’un tissu sur lequel sont fixés des bandes de fer blanc et des découpes de boîtes de conserve peintes, figurant le soleil ou la lune. Les masques Sigikun notamment, représentant une tête de buffle, sont somptueux. Ils témoignent de la vitalité de l’art africain, qu’il serait dommage de réduire aux pièces « historiques » exposées dans les musées.


* Au pluriel boliw, fétiche rendu informe par de multiples couches d’une patine faite d’un conglomérat de matières organiques et minérales, dont la « recette » est tenue secrète. (cf article « Recettes des dieux : l’informe et l’esprit » de mai 2009)
** Statue à côtes de l’île de Pâques, image des ancêtres revenant sous la forme de spectres décharnés.








lundi 31 août 2009

Le jour de l'italienne (pas la fille...)


Paris au mois d’août : le macadam bouillant sur lequel ne marchent plus que des pigeons, les magasins qui ferment les uns après les autres, rendant chaque semaine plus hasardeuse la quête du sandwich de midi, les téléphones qui sonnent dans le vide…Heureusement il reste encore un peu de vie dans ce grand corps amorphe, car la culture ne dort jamais vraiment !

Jusqu’au 8 septembre, les comédiens de la compagnie Eulalie jouent au théâtre de l’œuvre le jour de l’italienne, une création collective qui nous montre comment une pièce – en l’occurrence L’épreuve de Marivaux - prend peu à peu forme, au fil des répétitions.
C’est ingénieux, drôle et enlevé. Chaque spectateur se voit remettre en entrant un petit lexique du jargon des théâtreux, plein d’humour et d’autodérision. Le sujet, original, évite intelligemment le double écueil de la caricature et du didactisme. Pas de leçon de théâtre ni de divas capricieuses. Le spectateur a en face de lui des acteurs qui jouent des acteurs répétant leur rôle, mais tout est fait pour que cette mise en abyme passe inaperçue, et créer l’illusion d’une véritable répétition. Les acteurs sont déjà là quand le public entre dans la salle, allant et venant sur scène, se saluant ou échangeant quelques mots comme au matin de la première répétition. Les noms des acteurs de la pièce sont ceux des comédiens qui les interprètent.

La gestion du temps est également intéressante : comment condenser plusieurs mois de répétition en 1h10 de spectacle, en créant de plus un fil narratif ? Le défi est relevé, avec des accélérations cinématographiques au son d’une bande qu’on rembobine, des intermèdes en forme d’apartés où les acteurs donnent leur vision du personnage qu’ils jouent dans la pièce de Marivaux et la question lancinante de l’éclairagiste : « C’est quoi pour toi le bruit du temps qui passe ? ». Les réponses qu’il obtient sont aussi variées que farfelues.

Entre deux vannes et un crêpage de chignon, on assiste à des passages de Marivaux magnifiquement joués comme ce vertige autour d’Angélique, dont tous les personnages attendent qu’elle parle pour accepter ou rejeter le prétendant qu’on lui propose.

Bref, un spectacle revigorant qui met à nu la cuisine interne de la pièce, le travail d’acteur et de metteur en scène, via un double mouvement d’observation de soi et de mise à distance. Pour ne rien gâcher le théâtre de l’œuvre, intimiste et confortable, est bien agréable.

lundi 17 août 2009

Le Louvre pendant la guerre

Il se passe toujours quelque chose au Louvre, même en août. Jusqu’au 31, les photos exposées dans la salle de la maquette nous montre un visage méconnu du Louvre, celui du musée sous l’occupation.


Aux prises avec la Vénus de Milo, L. Albin-Guillot ?

C’est une expo qui se place à la confluence de la grande Histoire, de l’histoire des collections et de l’histoire matérielle de l’art. On y prend pleinement conscience que les œuvres d’art sont avant tout des objets, soumis comme les hommes aux aléas des évènements. Ce vécu des œuvres – ce que Daniel Arasse appelait « le troisième temps » * des œuvres , le laps de temps qui s’est écoulé entre le moment de leur création et celui où nous les regardons – est particulièrement sensible devant la carte de France qui retrace le parcours des « réfugiés picturaux » du val de Loire en Aveyron, puis du musée Ingres de Montauban jusqu’aux châteaux du Lot, à mesure que les allemands se rapprochent. La grande majorité des peintures du musée, soit 3 691 tableaux, a ainsi connu une vie itinérante entre 1939 et 1945, dans des conditions parfois spartiates : un des clichés montre un Rubens de la galerie Médicis transporté avec son cadre dans une banale fourgonnette, un autre la Liberté guidant le Peuple portée par quatre hommes, dont un n’a pas pris la peine d’éteindre sa cigarette !

Un certain nombre de photographes, anonymes, mandatés par le musée ou indépendants, Français, Allemands ou Hongrois, ont témoignés par leurs clichés des grands bouleversements qu’a connus le Louvre durant ces 6 années.
Certaines photos humanisent les œuvres, comme Aux prises avec la Vénus de Milo de Laure Albin-Guillot qui montre une Vénus de Milo tripotée par des installeurs qui cherchent des prises pour la déplacer, tandis que dans sa Conversation entre antiques les statues placés les unes à côté des autres semblent discuter.
Marc Vaux en 1939 puis Pierre Jahan en 1944 prennent eux le parti de la théâtralisation. Le premier présente une Victoire de Samothrace suspendue à son palan comme à une machinerie baroque, prête à s’envoler pour de bon. Le second s’attache lui au chemin de planches ménagé le long de l’escalier Daru afin de la replacer sur son socle.

La Grande Galerie abandonnée, Marc Vaux

Puis c’est l’absence des œuvres. Marc Vaux photographie la Grande Galerie désertée par les tableaux et les visiteurs. Les cadres sont posés sur le sol, comme tombés là. Les cordons ne gardent plus rien. La chimère d’Hubert Robert d’un musée en ruine semble être en passe de se réaliser. Le Rembrandt abandonné de Pasi représente la salle des Rembrandt où ne restent plus que les cadres et le nom des œuvres écrit à la craie, comme si le Louvre était devenu un musée imaginaire, une vue de l’esprit.

Mais la plupart des sculptures, trop imposantes et fragiles, n’ont pas pu fuir. Dès septembre 1940 les dignitaires de l’armée d’occupation visite ce Louvre amoindri. Le cliché pris lors du discours de Wolff-Meternich, responsable du Kunstschutz, le service de protection des arts, rend visible la tension de Jacques Jaujard, directeur des Musées Nationaux, droit et noir comme à un enterrement. Le malaise est tout aussi sensible sur la photo où l’on voit Alfred Merlin, conservateur des Antiques, chapeau melon entre les mains, donner quelques mots d’explication à un allemand botté et casquetté, visiblement distrait.
Bientôt un parcours de visite est organisé, qui évite soigneusement les espaces vides, qui semblent narguer les allemands. La Joconde, alias LP0, est partie depuis longtemps dans sa caisse ignifugée marquée de trois points rouges.

La femme à la craie des soldats allemands, A. Séarl

Les années passent et la fortune tourne, jusqu’à la libération de Paris. Du 26 au 29 août 1944 la cour carrée sert de prison pour des soldats allemands. Certains l’avaient peut-être visitée quelques temps plus tôt, lors d’une permission. Pour tromper l’ennui, ils dessinent à la craie une femme nue sur un mur, agenouillée en prière, pas si éloignée des antiques qui se trouvent de l’autre côté de la fenêtre. Les peintures reviendront les unes après les autres, et ne seront au complet qu’en 1947.

*In Histoires de peintures, folio essais, Paris, 2007, p.227.

Toutes les photos sont extraites du catalogue d'expo, Le Louvre pendant la guerre, dir. G. Fonkenell.

lundi 3 août 2009

Heureux qui comme Ulysse



Il y a les voyages qui ne sont que des déplacements, ceux que l’on fait par habitude, chaque année identiques menant à une destination immuable, ceux que l’on fait par curiosité, pour vérifier que l’herbe est verte ailleurs aussi ou pour avoir le plaisir le regarder glisser le paysage. Et puis il y a les grands voyages. Quand on s’en va loin et pour longtemps. Ces voyages-là sont longuement mûris, ils sont le fruit d’un intérêt développé peu à peu, souterrainement, sans qu’on y prenne garde. Un jour le besoin de partir devient impérieux. Faire ce voyage vite, aujourd’hui, maintenant. De ces voyages-là, on ne revient pas reposé, content, satisfait. On en revient séduit ou désabusé selon que le pays réel a déçu ou dépassé les espérances qu’on mettait égoïstement en lui.

Car le pays moderne s’impose toujours au voyageur, crie bruyamment « j’existe ! » pour tenter de dissiper les mirages littéraires, mythologiques et artistiques. Mais écouter le premier, c’est risquer de laisser se dissoudre le second. Il y a des lieux qui ont trop changé, qui ont été trop investis depuis des siècles pour que le voyageur puisse les reconnaître.

Heureusement, il existe un remède à cette déroute. On connaissait la collection « Le goût de » (l’Inde, la Sicile, Naples, etc..), vision kaléidoscopique d’un pays ou d’une ville par les yeux de différents écrivains. Il y a maintenant – depuis quelque temps déjà en fait- la collection « Heureux qui comme… » des éditions Magellan & Cie. Un voyage dans l’espace mais aussi dans le temps, dans les bagages d’un écrivain baladeur, homme de lettres reconnu ou improvisé pour l’occasion. Un voyage pour une poignée d’euros, qui rend les mirages, les vieilles légendes et les forêts impénétrables un peu plus denses, capables de se tenir au soleil sans fondre même à cent ans d’écart. Des livres qui enseignent aux yeux à chercher les traces de la vieille histoire, comme ce graffiti de Désiré Charnay, toujours visible sur la pierre du palais de Palenque. Signe que le pays moderne sait aussi se souvenir.

vendredi 10 juillet 2009

Voir l’Italie et mourir : la vision des voyageurs du XIXème siècle



L’expo du musée d’Orsay offre une réponse aussi précise qu’évocatrice à la question qui hante tous les étudiants en histoire de l’art italophiles (et les autres j’espère !) : « Mais que voyaient précisément les artistes qui faisaient le Grand Tour ? ». Car Rome a beau être surnommée la Ville éternelle, sa physionomie et son atmosphère ont bien changé au cours des siècles. Malheureusement ou heureusement, c’est selon, la photographie ne peut nous répondre que pour la seconde moitié du XIXème siècle. Encore constate-t-on que dès qu’elle s’écarte des sérieuses vues architecturales ou du reportage sur le vif (éruption de l’Etna), la photo reprend l’imagerie développée par les peintres.

L’expo nous permet donc de mieux connaître non pas l’Italie du XIXème siècle, mais la vision qu’en avaient les voyageurs, artistes, photographes ou simples curieux aventureux qui la parcoururent à cette époque. Les photo de la population sont particulièrement éclairantes sur ce point : on déguise un jeune berger en satyre, un autre en Hermaphrodite, tandis que les briganti et autres musiciens sont payés quelques sous pour tenir des poses considérées comme typiques. Photographie et peinture se font plus discrètes sur le combat qui secoue l’Italie contemporaine, et qui aboutira à son unification finale en 1871.

Peu sensibles aux troubles politiques de la péninsule, les peintres laissent d’incroyables tableaux de ciels et de lumière dans un pays qu’ils voient immuable comme l’antique. La pochade de Corot des jardins de la Villa Médicis, l’ample vue de ciel sur les toits romains de Valenciennes témoignent de cette libération de l’œil et de la main, de cette vitalité de la touche concentrée sur les aspects les plus essentiels du paysage, réduit à sa plus simple expression : la jaune lumière du sud qui unifie le temps et l’espace, fait ressembler les gamines pouilleuses de Naples aux canéphores antiques.

Enfin, ici ou là on découvre des cadeaux imprévus : ce sont des détails auxquels le photographe n’a pas prêtés attention, les jugeant anodins. Ce sont des punctum* précieux pour nous, qui détournent notre regard du pittoresque et du grandiose. Ces détails, ce sont par exemple des draps mis à sécher sur la rambarde devant le temple de Vesta à Tivoli, ou le long des barrières qui guident le chemin du visiteur sur le Forum. Ce sont les files de voiliers le long de la Riva degli Schiavoni, dans une Venise curieusement décrépite.
Ces détails, par le quotidien révolu qu’ils évoquent, ancrent les monuments impassibles dans l’écoulement du temps, conférant à ces images un air mélancolique, qui prolonge en le renouvelant le mythe de l’Italie.



* Au sens où l’emploie R. Barthes dans La chambre claire : « ce n’est pas moi qui vais le chercher (…) c’est lui qui part de la scène, comme une flèche, et vient me percer.» En simplifiant, on peut dire que le punctum est le second thème d’une photo, qui vient déranger le thème général.

mardi 7 juillet 2009

"Mix it!" ou la Planète métisse




C’est le titre d’une exposition d’anthropologie grand public qui se tient jusqu’au 19 juillet à la Mezzanine ouest du musée du Quai Branly. Elle met en évidence de manière astucieuse et ludique la relativité du regard – Où est la différence entre le primitif et l’antique ? Qui est le barbare ?– et les fascinants processus d’acculturation à l’œuvre depuis un demi-millénaire.

Contrairement à ce que laisse entendre le titre shakespearien de l’expo, "to mix or not to mix", ça n’est pas une alternative qu’elle nous présente, mais bien plutôt un bref historique du métissage des cultures, de 1492 à nos jours, au gré des échanges mondiaux. Cette histoire est racontée à travers les œuvres d’art, miroir de la fascination réciproque liant Européens et Indiens, Africains, Japonais, Hindous…Mais aussi Turcs et Chinois, Arabes et Africains, l’exposition rappelant au passage que les Européens n’ont pas été les premiers à initier de grands mouvements d’échanges à l’échelle du globe.

L’exposition est placée sous le signe de l’étrange, du bizarre, de l’hybride qu’on échoue à nommer. Organisée en une dizaine de petites salles rondes que des rideaux noirs à franges dissimulent aux regards, elle cultive sa ressemblance avec les cabinets de curiosité de la Renaissance, où les princes accumulaient les étonnants ouvrages de la nature et des hommes. Des dents de Nerval prises pour des cornes de licorne y côtoyaient des tableautins maniéristes aux allégories complexes, des statuettes de nains et des portraits d’hommes aussi poilus que des tigres. Dans ces wunderkammer, « chambres des merveilles » comme les appelaient Rodolphe II de Prague, les premiers objets métisses trouvaient déjà leur place telles ces salières sapi portugaises, exécutées dans l’ivoire africain par les artisans locaux pour une élite européenne, qui avait soin de fournir des modèles d’ornements.

Salière sapi-portugaise, copyright Museum für Völkerkunde, Vienne

La première pièce-vitrine recrée pour le visiteur du XXI ème la perte des repères, la difficulté à nommer qu’éprouvaient les élites du XVI ème, en réunissant des objets qui ont entre eux un lien de parenté aussi certain que vague, crypté et comme souterrain. Des correspondances obscures se tissent entre l’irréel boléro de plumes imaginé par Jean-Paul Gaultier et l’aiguière aviforme du Pérou, aux plumes d’argent, entre l’encensoir des Andes, la mitaine brochée d’argent, le voilier miniature confectionné à partir de canettes de Coca et le visage de mulâtresse peint sur une noix de coco de « provenance inconnue » comme l’indique le cartel.
Cette vitrine inaugurale incite l’œil à porter sur les objets un regard neuf afin de percevoir les influences réciproques dont ils sont le fruit.

Un paravent du musée Guimet de l’époque d’Edo met en scène des Portugais, marchands et missionnaires, débarquant dans un port du Japon. Le peintre a rendu fidèlement le navire mais exagéré les culottes bouffantes, extrêmement exotiques à ses yeux. Plus loin, une statuette de bois de la reine Victoria, hésite entre les canons de la statuaire Yoruba et l’iconographie de la photo européenne, tandis que l’orfèvrerie allemande du XVII ème associe nautile et calebasses à de luxueuses montures.

Codex Borbonicus, copyright Bibliothèque de l'Assemblée Nationale, photo Irène Andréani

Les exemples de métissage les plus fascinants sont peut-être ceux du codex Borbonicus et d’une carte mexicaine de l’époque de la Conquête. Tous deux montrent l’altérité profonde de la pensée européenne indienne. Le codex, sorte de calendrier des mois, est peu à peu envahi de mots espagnols qui traduisent les glyphes, tandis que l’ordonnancement de la page s’aère et qu’il finit par pouvoir être feuilleté comme un livre. Les divinités patronnes de chaque mois sont elles-mêmes plus lisibles pour un oeil occidental que celles du Codex Borgia, datant d’avant la Conquête. Ici une inextricable forêt de bras, de crânes, de ceintures et d’ornements, là deux dieux sagement alignés sur la feuille, prêts pour la parade et l’auto da fé.

La carte de Cuauhtinchan nous apprend que les peuples du Mexique central mêlaient histoire et géographie sur leurs cartes, où ils retraçaient invasions (des lignes dont la direction est indiquée par une série d’empreintes de pieds) et agressions (des sagaies pointant sur un petit palais). Le fleuve est orné ici et là de conques qui symbolisent l’eau, et sans lesquelles, malgré sa couleur bleue, il ne serait pas vraiment un fleuve.

Un court film illustre l’intensité de ces échanges qui ont rendu possible les métissages, entre guerre et esclavage, puis commerce et évangélisation. Un plat en argent des mines du Potosi est offert contre des esclaves au roi du Congo, qui l’échange à son tour contre la protection de la Hollande qu’un conflit oppose au Portugal et à l’Espagne, jusques sur les côtes africaines et brésiliennes. Maurice de Nassau un temps gouverneur emporte le plat au Brésil. De retour en Europe, il l’offre à une abbaye allemande. Trois continents en moins d’un siècle…

La musique est un autre enfant de ces échanges. La salle consacrée à son évolution, des chants des esclaves jusqu’au rock brésilien en passant pas tous les stades de la bossa nova et de la samba, bien que ludique, fait un peu gadget : on écoute les extraits musicaux dans de faux gobelets en plastique accrochés à des tuyaux multicolores éclairés par des néons, tordus comme les têtes de l’Hydre de Lerne. Illustrant le même processus de récupération et de détournement, les fausses affiches de ciné peintes comme dans les années soixante valent leur pesant de cacahuètes, surtout celle d’un film d’horreur avec des chats tueurs (à ne pas manquer !).

Le ciné, partie émergée de l’iceberg du métissage aujourd’hui, n’a pas été oublié, avec les hommages et influences croisées entre ciné américain et asiatique. Il n’y avait plus de place pour la bédé, manque que l’on peut toutefois combler en allant voir Tarzan et son très seyant slip de poil à la mezzanine Est du même musée…

dimanche 28 juin 2009

Les caprices de Marianne


Les représentations de cette pièce de Musset se poursuivent jusqu’au 19 juillet, ce qui laisse encore quelques semaines pour vivre un vrai moment de théâtre avec des comédiens impeccables, au service d’un texte aussi neuf qu’en 1823, année de sa création.

Il y a d’abord Célio, l’amoureux transi, maladif presque, qui préfère son désespoir à l’amour dans les bras « d’autres Marianne ». Un siècle ou deux plus tôt ses soupirs auraient trouvé une oreille complaisante, qui se serait laissé convaincre au clair de lune ou à l’ombre d’une charmille. Mais l’époque a changé, et Célio lui-même reconnaît qu’il n’est pas de son temps.

À l’opposé sur le spectre de la jeunesse, son ami Octave ne vit que pour s’étourdir de plaisirs et de vin, et « aimerai(t) mieux mourir que de (s)e suicider ». Il décide de plaider la cause de Célio auprès de l’ingrate Marianne. De cette décision naît un triangle amoureux complexe, où les sentiments de Marianne et d’Octave luttent contre une liberté qu’ils préfèrent à tout. Si pour Marianne c’est s’affranchir que d’aimer celui qui ne demande ni s’exige rien, pour Octave aimer Marianne c’est trahir l’amitié qu’il porte à Célio.

Lien puis obstacle involontaire entre Marianne et Célio, Octave est le personnage pivot de la pièce, celui par qui le malheur arrive, à son corps défendant. Ses bouffonneries offrent d’abord un contraste savoureux avec le pathétisme de Célio, puis le personnage prend de l’ampleur, développant son cynisme joyeux et son refus des entraves, qui s’étiole et doute au fur et à mesure que Marianne éveille en lui des sentiments nouveaux.

La cause de ce revirement c’est le caractère atypique de Marianne, qui refuse de tenir son rôle d’épouse soumise comme celui de la belle dame sans merci. Sa conduite fantasque manifeste haut et fort son libre-arbitre. Peu lui importe qu’elle ne soit que la jeune épouse d’un vieux juge retors, fraîchement sortie du couvent. Elle entend s’émanciper de tous : le mari méfiant et jaloux, l’amoureux aussi importun que désespéré, l’ami maquerelle qui parle pour lui. Les prières, les serments, les sérénades au clair de lune des uns ne diffèrent finalement pas des menaces de sanction agitées par le vieux barbon aux allures de parrain de la mafia.

Le texte de Musset, qui avait à peu près l’âge de ses personnages quand il écrivit la pièce, est enlevé, tour à tour drôle et triste, parfois douloureusement poétique et toujours juste. L’ironie le dispute au lyrisme, revendique et se moque de ce carcan poussiéreux incarné par le juge, un peu ridicule et démodé mais dont la poigne continue de serrer et de briser.

jeudi 18 juin 2009

L'orage


Un vieux café brun du Jordaan, intime et patiné. Voilà l’endroit où mes élèves de dernière année m’ont donné rendez-vous. Ils y ont peut-être leurs habitudes, certains sont sûrement familiers avec la serveuse. Ou bien ils ont craint que je décline leur invitation s’ils me proposaient de les retrouver dans un café à la mode, un de ces établissements modernes qui étendent leur blancheur le long des canaux. Je n’ai rien contre ces endroits, mais je crois bien qu’effectivement je ne serais pas venu. Soumettre mon corps et mon esprit fatigués à l’examen clinique des néons, les voir réfléchis par la laque des tables, je n’y tiens pas.


Dans ce vieux café, en revanche, je me sens bien. J’y allais moi-même quand je faisais mes études. Il n’a pas changé. La salle basse a gardé ses boiseries sombres, avec au fond le comptoir et derrière lui les tonneaux et les bouteilles soigneusement alignés, comme dans une boutique d’apothicaire. Les verres reflètent faiblement la lumière orageuse qui filtre des fenêtres. C’est dans cette petite salle que s’installent les clients qui ont atteint la dizaine grisonnante. Je l’ai laissée derrière moi depuis longtemps, mais je monte m’asseoir dans la salle haute. Plus confinée, meublée de grandes tables longues comme celles des banquets, cette salle est régulièrement envahie par les étudiants, ceux qui commencent tout juste à travailler, de jeunes touristes. Ces tables sont à la mesure de leur vie sociale. Comme il est encore tôt, l’une d’elles est encore libre. Je m’y installe avec un journal en évitant soigneusement de siéger en bout de table. Les patriarches m’ont toujours ennuyé.

Je suis arrivé en avance, pourtant mes élèves sont très vite là. Une douzaine de visages lisses et joyeux m’entoure, me presse respectueusement. « Comme c’est gentil d’avoir pu vous libérer, professeur ! », « Nous sommes très touchés que vous ayez pu venir !»…Ils sont gentils. Ils ne se rendent pas compte. Ils ne savent pas encore. Mon emploi du temps très chargé, mes recherches dans le silence de mon bureau…Vue d’où ils sont, la vie est dense, lourde de possibles, prête à éclater tel un fruit mûr qui palpite sous les coups des opportunités qui s'esquissent à l’horizon. Pour moi, il y a longtemps qu’elle n’est plus qu’une poche vide. J’ai arrêté d’y fouiller à la recherche d’une surprise, d’un évènement, de quelque chose. Je redoute la fragilité de cet enthousiasme, dont ils n’ont pas même conscience. Je pourrais aider ces possibles à émerger, à advenir. Au-delà du professeur, c’est presque déjà le confrère, le mentor pour certains, qu’ils ont invité. Mais ce n’est pas à moi de leur suggérer des choix, ceux qui furent les miens, ceux qui ne le furent pas. Certains sans doute espèrent un geste de ma part. D’autres sont simplement venus savourer le bref moment de complicité qui surgit avant que les rapports de maître à élèves ne cèdent la place à l’indifférence polie qui existe entre confrères.



Un orage éclate, d’une fureur inhabituelle pour la saison. Le café brun vire au gris. Dans l’obscurité soudaine mon odorat prend l’ascendant sur mes yeux. Je remarque alors le bouquet de frésias sur la table voisine. Des effluves puissants et sucrés, dans un vase en étain bruni, au large col et à l’épaule généreuse, rond comme un bulbe. Les lanternes d’écurie suspendues au plafond le font luire discrètement. Dans la pénombre qui me creuse les joues, j’ai l’impression d’avoir cent ans, comme les vieilles photographies au mur. L’averse cesse bientôt, se retire comme une marée. Je m’éclipse alors, écourtant la scène des au revoir et des inévitables remerciements. Ce serait plutôt à moi de les remercier, mais ils ne comprendraient pas. Pire, cela dévaluerait à leurs yeux cette année de cours. Alors je me tais.


Je presse le pas sur le chemin du retour, où quelques gouttes s’attardent. Depuis le pont qui enjambe le canal des lauriers, je remarque soudain une poule d’eau qui couve ses œufs. Elle a installé son nid sur une planche flottante à côté d’une péniche et ne bouge plus de là, orage ou pas, ses yeux ronds fixés sur l’eau verte.

dimanche 7 juin 2009

Qui a peur de Kandinsky ?

Première aquarelle abstraite, MnAM (cop.Flammarion, Epoque contemporaine)

Pour tout le monde Kandinsky rime avec art abstrait, voire pour les plus calés avec la première aquarelle abstraite antidatée de 1910 (probablement exécutée en 1911 ou 1912). Bien qu’il n’ait pas été le seul à emprunter un des chemins de l’abstraction* en ce début de XXe siècle, Kandinsky demeure Monsieur Abstraction. Un abstrait bizarroïde, qui ne se résout pas à éliminer entièrement les formes incertaines qui peuplent ses toiles, les lignes de force qui les parcourent, alors que dès 1915 Malevitch peindra son carré noir sur fond blanc, icône qui rompt radicalement avec les mouvements artistiques de l’époque - cubisme, primitivisme, futurisme et toutes leurs alliances.


Dans le gris, 1919, MnAM(cop.Flammarion, Epoque contemporaine)

Kandinsky est donc un précurseur un peu à part, qui participe aux grands évènements de l’histoire et de l’art sans s’y fondre : peu à l’aise avec les principes et l’esthétique du communisme triomphant, où l’art abstrait n’a pas la cote, il rejoint le Bauhaus de Walter Gropius à Weimar. Il y enseigne aux côtés de son ami Paul Klee, mais on ne peut pas dire que la peinture de chevalet soit le fer de lance de cette école centrée sur la rationalité, production de masse et le design moderne à la portée de tous. Les nazis ferment le Bauhaus en 1933 et Kandinsky se réfugie à Paris. On peut admirer la constance avec laquelle il continue de peindre et de faire évoluer son style malgré les tourments de la grande histoire.

Impression III, 1911, Munich (Connaissance des Arts n°670)

L’expo de Beaubourg rend très sensible cette évolution, en illustrant l’ensemble de la carrière de Kandinsky. Les débuts néo-impressionnistes influencés par la culture populaire russe, la période de Murnau avec ses paysages traités en grandes masses de couleurs pures, les premières toiles abstraites des années 1910, où l’on sent une dissolution ou décantation plus ou moins avancée de la figure, les années grises du retour en Russie, l’apport du Bauhaus et du modernisme dans la structuration rationnelle de ses compositions, les années d’exil à Paris enfin, avec l’apparition d’êtres hybrides flottant sur un fond bleu. Au-delà de leur parenté avec les créatures de Mirò, ils évoquent les dieux aux bâtons des mantos précolombiens de la civilisation de Paracas, sur la côte péruvienne. Quand on songe qu’à New York dans les mêmes années Roberto Matta et Jackson Pollock découvrent presque simultanément l’art amérindien et Mirò, force est de constater que Kandinsky, à 78 ans, reste dans le coup…même sans anti-datation.

Bleu de ciel, 1940, MnAM (cop. Cnac/MnAM)

Joan Mirò, Chiffres et constellations amoureux d'une femme, 1941, Chicago Art Institute (Flammarion, Epoque contemporaine)



Détail d'un manto, tissu enveloppant les dépouilles des hauts-dignitaires, motif de chamane volant (cop. William A. Paine Fund, MFA), civilisation de paracas (v.-500/-100 av JC)

Le mérite principal de l’expo est d’avoir choisi de belles toiles et d’avoir su résister à la tentation de l’exposition somme, finale et définitive. Grâce à une sélection judicieuse, le visiteur sort avec un bon aperçu de l’art de Kandinsky. Avec une vision peut-être plus juste aussi: à force de le voir comme l’inventeur de l’art abstrait, on avait un peu oublié que le théoricien était un peintre, un peintre qui peignait de belles toiles.


Avec l'arc Noir, 1912, MnAM

Le revers de cette légèreté, loin de toute lourdeur didactique, c’est que l’expo donne un peu l’impression que Kandinsky et son abstraction ont poussé tout seuls comme des champignons…. Les différentes voies empruntées par les peintres contemporains de Kandinsky, l’héritage qu’ils lègueront aux peintres abstraits de l’après-guerre, la parenté entre les dissonances picturales de Kandinsky et celles sonores d’Arnold Schoenberg**, aucuns de ces axes de compréhension et d’explication de l’œuvre de Kandinsky ne sont évoqués. De même, un bref rappel de la différence entre impression, improvisation et composition**,* concepts qu’il crée et utilise pour nommer ses toiles, aurait pu éclairer les visiteurs moins familiers de son oeuvre.

Encore une pincée de pédagogie afin qu’aucun visiteur n’ait plus peur de Kandinsky …


*Titre d’une excellente exposition sur Mondrian organisée au Musée d’Orsay en 2002.

** Tandis que le compositeur, peintre par ailleurs, constatant l’épuisement du système tonal, employa sa vie à en construire un nouveau, le peintre, à l’étroit dans la figuration, fut de ceux qui donnèrent à l’art de nouveaux horizons.

*** Les Impressions naissent d’une impression directe de la réalité, les Improvisations sont des « expressions principalement inconscientes », traduisant des « impressions de la « nature intérieure » » tandis que les Compositions sont des créations très conscientes, longuement mûries. Elles reflètent des stades distincts de la rencontre entre réalité extérieure et intériorité de l’artiste, les deux pôles que Kandinsky entendait synthétiser dans ses toiles.