lundi 27 décembre 2010

FESTEN ?!


1.
Dans la galerie de Paul-Louis Flandrin, une fête étrange a lieu. Dans les vitrines, parmi la vaisselle étincelante, les couvercles aux formes chantournées, les couteaux en argent sagement rangés, les minuscules fourchettes à huîtres étiquetées, des hôtes de passage se sont glissés sans bruit. Dès l’entrée, le rouge profond du centre de table en faïence émaillée de Valérie Delarue attire le regard. Mais ce n’est pas un sujet appétissant ou inoffensif que les quatre pièces nous offrent dans tout l’éclat de leur glaçure.


2.
Les pieds dans le plat représente des orteils, des plantes de pieds humains grandeur nature, intacts et fragiles, mêlés à des fruits indéfinissables, à des blocs sans forme reconnaissable, dont la couleur va du rose au violacé en passant par un rouge grenade. Ce centre de table a des allures de festins d’ogres ou de sacrifice. Il rappelle aux convives, de manière fort importune, l’acte violent qui prélude à la consommation des chairs mortes d’un animal, point d’orgue du repas de famille. Les pieds dans le plat sont d’ailleurs à demi ensevelis sous des fragments de vaisselle, comme si le dîner avait conservé une charge violente, comme si le climat orageux né de la réunion des convives pouvait provoquer un séisme meurtrier et engloutir l’assemblée.


L’exposition Festen
dérange donc, au propre comme au figuré, l’espace de la galerie, dont les pièces d’orfèvrerie évoquent une table dressée pour les fêtes par une famille policée, mais qui n’en pense pas moins. A l’instar du film de Thomas Vinterberg qui donne son titre à l’exposition, les pièces laissent apercevoir la partie immergée de l’iceberg. La Cène de la vie familiale de Francine Flandrin, image lenticulaire qui permet de voir simultanément deux prises de vues, selon l’endroit où l’on se place, l’illustre. Fin de partie d’Aude Medori, empreintes en argent de l’intérieur des mains d’un convive, crispées sur son exquise serviette de lin brodé, suggère les tensions dont la table du dîner est témoin. Miller Lévy invite lui aussi à soulever le voile des apparences avec ses Oulipismes, prenant pour cible deux « Que sais-je ? » qui, une fois massicotés et permutés, acquièrent de nouveaux titres révélateurs : « Le mariage et les saveurs » et « Le goût et le divorce ». Art culinaire et familles (dés)unies se trouvent une nouvelle fois mêlés.


4.

Quand l’harmonie du foyer n’est plus qu’un cliché télévisuel la pizza solitaire et sa cannette remplacent les grandes tablées. Cyril le Van crée des simulacres de ces simulacres de repas, en bâche imprimée et cousue. Corinne Fhima suggère que nous ne sommes pas loin de nous transformer nous aussi en produits prêts-à-manger, dont l’humanité est baffouée. Son Eve waiting for love, jeune femme dénudée et ligotée comme un blanc de dinde – humaine ou animale ? – trône sous son cellophane dans deux plats en argent de la galerie.
Si Miller Lévy propose des boîtes d’aliments pour chiens « avec de vrais morceaux de chats » et son pendant pour chats, Marie Sochor permet à leurs maîtres d’apaiser leur fringale carnivore en mangeant Jésus, non plus symboliquement, en croquant une hostie sèche et dure, mais au sens propre, en savourant un saucisson de Lyon bien dodu, bien plus satisfaisant sur le plan gustatif.


5.

Et si le traditionnel repas de famille devient trop inquiétant, nous pouvons toujours Liquider l’année finissante, les ressentiments et les tensions dont elle a été le témoin grâce à Francine Flandrin. Pour ce faire, elle nous propose de remplacer les munitions par un shot de vodka renommée pour l’occasion AK47, nom du fusil de Mikhaïl Kalachnikov. 2011 n’a qu’à bien se tenir.


Festen ?!
Cette fête commencera par la dinde et finira par les marrons.
Une proposition curatoriale de Francine Flandrin
Exposition du 16 décembre au 22 janvier 2011 à la paul-louis flandrin galerie, 158, rue de grenelle 75007

1. Francine Flandrin, Aphorismes, proverbes et expressions #85 Festen ?!, 2010.
2.
Valérie Delarue, Les pieds dans le plat, faïence émaillée, centre de table, 2010.
3. Miller Levy, Parmesan, encre sur parmesan, 1999.
4. Cyril Le Van, Pizza + 2 sodas, bâche imprimée, agrafes et couture, 2010.
5. Miller Levy, Nourriture pour chien et nourriture pour chat, boîte de conserve et impression sur papier
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jeudi 16 décembre 2010

La musique pour le tiroir et le réalisme socialiste: Lénine, Staline et la musique


1.

De la musique pour le tiroir ou pour le coffre-fort. Des tableaux qui restent dans l’atelier jusqu’à la mort de leur auteur, face contre le mur pour éviter l’œil de la censure. A partir des années 1930, et jusqu’à la mort de Staline en 1953, la Russie devient le théâtre de la mise au pas des arts, qui doivent adhérer à l’idéal du réalisme socialiste ou disparaître. L’art soviétique se dédouble, entre une face officielle gaie et folklorique et une face cachée, plus exigeante et personnelle, tournée vers l’art contemporain international. Même les artistes de tout premier plan en sont victimes : Chostakovitch, malgré sa Septième Symphonie composée dans une Leningrad assiégée par les Allemands et érigée en symbole patriotique, oscille entre récompenses – le Prix de l’ordre de Staline – et critiques sévères. Sur l’injonction de Staline, la Pravda intitule son article du 28 janvier 1936 sur son opéra Lady Macbeth de Mtsenk « le chaos remplace la musique ». Elle fustige une musique qui « glousse, vrombit, halète, souffle, pour représenter avec réalisme les scènes d’amour ». Le terme « formalisme » devient synonyme de sérieux ennuis. Prokofiev, Eisenstein et même Khatchatourian seront concernés.

2.

Cette censure frappe parfois à l’aveuglette ou de manière contradictoire : en 1941 Chostakovitch croit sa dernière heure arrivée mais apprend tout à coup que l’officier du NKVD chargé de l’interroger a été lui-même arrêté. Ce jeu cruel et vicieux qui consiste à relâcher puis accentuer soudain la répression, constitutif de beaucoup de dictatures, atteint des sommets sous l’URSS de Staline. La première partie d’Ivan le Terrible d’Eisenstein (1944), sur une musique de Prokofiev, est accueillie favorablement. La seconde sera taxée de …formalisme. Le même Prokofiev, courtisé et cajolé par le régime à chacun de ses passages en URSS, verra son espace vital se réduire considérablement une fois qu’il aura regagné définitivement le giron de la Mère Patrie en 1936. Il n’obtiendra un visa qu’une seule et dernière fois. Sa première femme passera huit années au goulag pour sa nationalité espagnole potentiellement subversive. Prudent, Igor Stravinski attendra 1962 pour retourner en URSS.


3.

Comment la Russie puis l’URSS en sont-elles arrivées là ? En octobre 1917, les artistes des avant-gardes – néo-primitivisme, cubofuturisme, rayonnisme, suprématisme, constructivisme… - répondent présents avec enthousiasme à l’appel de la révolution. Depuis près d’une dizaine d’années déjà ils s’inspirent des traditions populaires et folkloriques russe (les enseignes, les « louboks », images populaires gravées sur bois) et rejettent l’académisme, à la recherche d’un art renouvelé, expression d’un homme nouveau.

4.
Tatline et Malevitch participent à la conception de décors de théâtre mettant en scène cet idéal. C’est en 1913, dans Victoire sur le soleil, que le premier quadrangle, nouvelle icône, aussi vide de l’objet que remplie de sens, apparaît. Vingt ans plus tard, le même Malevitch, dont l’esthétique est aux antipodes du réalisme socialiste, sera emprisonné et torturé. En 1940, Vsevolod Meyerhold, dramaturge et metteur en scène ouvert au constructivisme et au futurisme, qui, comme Maïakovski, voulait porter le théâtre et l’art dans la rue, est purement et simplement assassiné. Son épouse subit le même sort. Maïakovski, qui s’exclamait quelques années plus tôt : « Les rues sont nos pinceaux, les places nos palettes », a lui-même mis fin à ses jours en 1930, devançant la Tcheka, la police politique.

5.


Mais qu’importe, les films de propagande de Grigori Alexandrov, l’assistant d’Eisenstein, couvrent les voix dissidentes et chantent plus fort les paroles de Staline : « la vie est devenue meilleure, la vie est devenue plus gaie ».





6.
Envolées les chansons traditionnelles tziganes comme Les yeux noirs, reprise en chœur par la masse prolétarienne et le célèbre chanteur d’opéra Chaliapine, les ballets constructivistes ou la musique machiniste de Mossolov ou les expérimentations musicales d’Arthur Lourié. Chaliapine n’est jamais revenu d’une tournée à l’étranger en 1922, Lourié est parti en 1921, affirmant que « l’esprit de la musique a(vait) quitté la Russie », et le son de la balalaïka, cette drôle de guitare triangulaire, ne retentit plus guère – même dans les goulags. Le théâtre juif d’Etat (Goset) ferme en 1949, après que son directeur a été assassiné, dans un climat d’antisémitisme croissant. Les juifs, accusés d’être « cosmopolites sans racines » sont arrêtés et souvent déportés. Marc Chagall, actif aux premiers temps de la révolution, s’est réfugié en France et aux Etats-Unis depuis longtemps.


7.

Je laisse le mot de la fin à Tzvetan Todorov, historien et essayiste étudiant notamment l’histoire des idées : « Si l’on veut que l’utopie se réalise ici et maintenant, la dictature est inévitable, la destruction est inévitable, la soumission et la violence sont inévitables. Cela n’empêche pas que l’utopie puisse exister comme un rêve qui féconde l’activité humaine (…).»

Exposition Lénine, Staline et la musique, jusqu'au 16 janvier 2011 à la Cité de la musique.

1. Gustav Klucis, affiche, bibliothèque nationale de Russie, Saint-Pétersbourg (in Connaissances des arts n°686) ;
2. Kazimir Malevitch, projet de costume pour l'opéra Victoire sur le soleil de Krouchenikh et Matiouchine, "l'ouvrier", 1913, musée national du Théâtre et de la Musique, Saint-Pétersbourg (in Connaissances des arts n°686) ;
3. Camp de pionniers près de Moscou, 1954, Henri Cartier-Bresson / Magnum Photos (in La revue de la Cité de la musique, n°64) ;
4. Ivan Klioune, Le Musicien, 1916, galerie nationale Tretiakov, Moscou ( in Connaissances des arts n°686) ;
5. Tatiana Bruni, projet de costume pour le ballet Le Boulon de Dmitri Chostakovitch, "l'ouvrier au fourneau", 1931, musée national du Théâtre et de la Musique, Saint-Pétersbourg (in Connaissances des arts n°686) ;
6. Fédor Chourpine, Le Matin de notre patrie, 1946-48, galerie nationale Tretiakov, Moscou (in La revue de la Cité de la musique, n°64) ;
7. Konstantin Juon, La Nouvelle Planète, 1921, galerie nationale Tretiakov, Moscou ( in Connaissances des arts n°686).

lundi 6 décembre 2010

D’or et de feu, l’art en Slovaquie à la fin du Moyen Age



« De l’or, partout de l’or…Tout est recouvert d’or ! » Telle pourrait être l’exclamation, non pas de Cortés ou de Pizarro, mais du visiteur de l’exposition « D’or et de feu » visible jusqu’au 10 janvier au musée national du Moyen Age à Paris. En présentant des sculptures et panneaux de retables, des pièces d’orfèvrerie et des manuscrits enluminés, elle jette une première lumière sur l’art de la Slovaquie des années 1500, encore méconnu.

A cette époque, la Haute Hongrie – nom que la Slovaquie conservera jusqu’en 1918, à la création de la Tchécoslovaquie – voit affluer les commerçants allemands, qui comptent tirer parti de l’exploitation de ses monts métallifères. On trouve de l’or à Kremnica, du cuivre à Banská Bystrica et de l’argent à Banská Stiavnica. La population des régions orientales augmente, notamment dans le comté de Spis et à Kosice, qui devient la deuxième ville du royaume de Hongrie après Buda, grâce à sa position stratégique sur la route reliant les Pays Baltes et la Pologne à la Hongrie.

La Slovaquie des XVe et XVIe siècles est donc une région prospère, placée au cœur des échanges économiques et artistiques de l’Europe centrale. L’art de l’Allemagne du Sud, de Bohême et de la vallée du Danube constitue l’influence prépondérante, qui véhicule indirectement les modèles italiens. Si, comme dans d’autres régions d’Europe, la gravure est incontestablement un moyen de diffusion des formes et des idées, de nombreux tableaux et statues exécutées en Autriche, Allemagne ou plus loin encore sont visibles en Haute Hongrie où ils sont unis à des oeuvres locales pour former les retables monumentaux qui ornent les églises. Les artistes slovaques pouvaient donc étudier très aisément l’art de leurs contemporains étrangers.


1.
De ces influences naît un art original, mêlant naturalisme des visages et mouvements des drapés, comme chez les sculptures des rois saint Etienne et Ladislas (Comté de Spis vers 1500), ou encore le gigantesque Christ en croix de Kezmarok de maître Paul de Levoca qui fait virevolter les pans du perizonium du Sauveur, annonçant sa résurrection prochaine.

Souvent monumental – le retable de Saint-Jacques de Levoca mesure plus de 18 mètres de haut – l’art slovaque est avant tout théâtral. Au gré des fêtes religieuses, les volets des retables s’ouvraient pour laisser apparaître une humanité plus grande et plus belle, rutilante d’or et chatoyante, au teint rose et frais, dont la sainteté ne pouvait que sauter aux yeux. L’excellent état de conservation des œuvres présentées nous restitue intacte cette impression.

L’étrange sainte Catherine d’Alexandrie du retable de Sainte Catherine de Banská Stiavnica, plus grande que nature, malgré son haut front pur et sa bouche vermeil, dissimule sous les plis puissamment creusés de sa robe un homme coiffé d’un turban qu’elle foule aux pieds. Daté du début du XVIe siècle, ce retable pourrait faire allusion aux bouleversements géopolitiques engendrés par la prise de Constantinople en 1453. Une de ses conséquences sera l’installation de la Diète à Presbourg (ancienne Bratislava) en 1536, après la défaite de Mohács sur les Ottomans. Après la prise de Budapest en 1540, La Slovaquie devient le cœur du royaume de Hongrie. L’assemblée de gouvernement y restera deux siècles.

2.

L’or et l’obsession décorative sont le dénominateur commun des arts de l’époque, accentuant les correspondances entre architecture et orfèvrerie, peinture et sculpture, peinture et orfèvrerie. L’ostensoir-monstrance de Spisská Nová Ves, qui mesure plus d’un mètre de haut, évoque, avec ses trois tours munies de deux niveaux de baldaquins, une construction miniature autour de la lunule qui accueillait l’hostie. La préciosité des calices à décor filigrané ou d’émaux cloisonnés, sertis de pierres précieuses, se retrouve jusqu’à l’arrière-plan des tableaux, où le fond de brocart doré résiste à l’introduction de la perspective, géométrique comme atmosphérique (Flagellation du Christ et Résurrection du retable de la Vierge d’Okolicné, Comté de Spis, vers 1506/1509). L’or envahit même les manuscrits : chartes et antiphonaires sont parsemés de petits cercles d’or, leurs lettrines sont rehaussées de dorures.

1. Vierge d'Annonciation, vers 1480-1490, Velky Biel, église Sainte-Croix.
2. Détail du relief de la nativité dit de Hlohovec, 1480-1490.