mercredi 31 mars 2010

L’ancien palais des papes en Avignon

Avignon se visite l’hiver, quand la nature est pétrifiée, la terre solide et dense comme du basalte, friable comme le grès. Les arbres ne sont plus qu’un fin réseau de lignes brisées. On songe à l’Espagne blanche et noire, avec ce soleil qui aveugle et l’ombre froide et dense. C’est le Rhône, le fleuve roi, qui nous rappelle où nous nous trouvons, entre Lyon, la capitale des Gaules, et la mer sillonnée de navires marchands. Seul le Rhône tumultueux, rageur, puissant, seul le Rhône n’est pas pétrifié.


En face de l’île de la Barthelasse, le pont Saint-Bénézet, le fameux pont d’Avignon à demi effondré, reste comme une esquisse suspendu au dessus du fleuve. Il a perdu toute fonction utilitaire depuis XVIIème siècle, après que les crues successives lui ont arraché plusieurs sections. Les artistes de l’époque ont pourtant continué à l’ériger en emblème de la ville, dessiné au premier plan de leurs vues panoramiques, entre souci de vraisemblance et fascination esthétique pour les ruines. Le vieux pont amoindri et superbe, arc-bouté au-dessus des eaux bouillonnantes, se parcourt, ou plutôt se visite, encore. Du Moyen Age qui le vit naître, s’ériger rapidement grâce aux donations et aumônes, disparaître au gré des crues et s’élever de nouveau, demeurent deux chapelles superposées, comme creusées dans une pile plus large. La plus récente, dédiée au protecteur des bateliers et des nautes, saint Nicolas, s’appuie sur celle consacrée à saint Bénézet, patron des architectes. Au ras des eaux hivernales, cette minuscule chapelle de la fin du XIIème siècle, plus petite qu’une abside, est décorée simplement, de quelques frises de motifs géométriques, comme si les jeux de lumière du soleil qui se couche sur les flots orange étaient sa véritable parure. La voûte jaune pâle, piquée de gouttes de lumière comme de fines étoiles, accueille à bras ouverts l’air du fleuve, qui n’a qu’à se dresser pour venir y déposer une prière.

Revenu sur le tablier du pont qui n’est plus qu’un promontoire battu par le vent, on voit s’étager les volumes de la vieille ville, ses bâtiments s’appuyer et lutter contre des rochers hauts et coupants comme de petites falaises. Tout un chaos de pierre affleure sous l’œuvre humaine. Au sommet du rocher des Doms, l’ancien palais des archevêques ferme la longue place du palais. L’esplanade en pente douce ne sait pas très bien où elle va et distribue à l’aveuglette façades majestueuses et quelconques, maisons sans prétention et grandeur baroque de l’hôtel des monnaies. Le reste de cet édifice semble certes plus discret, selon un pragmatisme qui est à la fois la marque du style baroque et l’une des raisons de son succès. Cet art de théâtre et d’illusion, de frons scenae, s’accommode bien de finances mal en point : si l’argent vient à manquer on se contentera de rhabiller de neuf la façade, sans modifier l’ordonnancement extérieur ou intérieur de l’édifice, ce qui suffira à créer une impression majestueuse.
Un petit parc à l’italienne, étagé et sinueux, surplombe la place. Dans son étang tournent quelques canards, qui profitent d’une vue imprenable sur le désordre des toits de tuile en contrebas, jusqu’au fort Saint-André sur l’autre rive du Rhône.


Plus qu’un lieu de promenade, la place du palais est une frontière entre l’humain et le divin. D’un côté le palais des papes, forteresse hérissée de tours, parcourue de mâchicoulis et de contreforts, prolongée par la haute silhouette de Notre-Dame des Doms et sa vierge rutilante d’or suspendue dans le ciel bleu. Leur faisant face un peu en contrebas – car la place ne semble pas avoir fait l’objet d’un véritable plan d’urbanisme – quelques maisons plutôt grandes, solides, correctement entretenues, mais qui ont ici quelque chose de banal et trop simple, comme si elles avaient escaladé le dos des ruelles sans y prendre garde, regrettant un peu tard d’être montées si haut, penaudes et soudain timides.
Une minuscule ruelle tortueuse s’ouvre sur l’angle sud-est de la place. En l’empruntant, l’on découvre qu’un des contreforts du palais prend directement appui sur un roc qu’il a fallu tailler pour ménager l’espace de la ruelle. Devant la large place la poitrine peut respirer, l’œil s’échapper. Ici en revanche, entre la roche vive et la roche taillée qui prend appui sur elle pour s’élancer à l’assaut du ciel, la rupture d’échelle avec le reste de la ville est manifeste.


Sans avoir fini d’en mesurer l’ampleur verticale et horizontale, il faut bien se résoudre à pénétrer dans ce palais gigantesque, à se laisser avaler par cet océan de pierre. La cour du palais neuf, édifié par Clément VI (1342-1352), le second pape bâtisseur d’Avignon, est celle que l’on découvre en premier – méconnaissable sans les gradins du festival qui la transfigurent. Le soleil fuit, il n’est déjà plus qu’une frange de lumière en haut du mur du palais de Benoît XII (1334-1342), premier pape avignonnais à avoir entrepris des travaux d’importance. De la résidence monacale de l’ancien cistercien à la demeure gothique rayonnant du fastueux Clément VI, le palais, complexe réseau d’ailes et de tours, n’a cessé d’être agrandi et remanié pendant près de quarante ans, jusqu’au retour mouvementé de la papauté à Rome. Retour chaotique puisqu’il s’accompagnera du grand schisme d’occident , qui ne sera résolu qu’en 1417, quarante ans plus tard, avec l’élection de Martin V.

Si le palais est une forteresse, c’est qu’il est également un coffre-fort. Dans les sous-sols de la tour du Pape, certaines dalles du pavement de la salle du trésor se soulèvent pour accueillir archives de l’église et biens précieux, enfermés dans des coffres à plusieurs serrures auxquels trois personnes seulement avaient accès. Le camérier, personnage clef des finances de la papauté, était l’une d’elles. On songe au mythique trésor des Templiers, que jalousait Philippe le Bel au point de réduire en cendres l’ordre des moines soldats. Il n’avait pas hésité quelques années plus tôt, en 1303, à tenter de capturer dans sa résidence d’Anagni le pape Boniface VIII, hostile à sa taxation du clergé français. Les souverainetés nationales émergent et disputent au pape son autorité temporelle. Parmi les papes qui se succèderont sur le siège d’Avignon, beaucoup seront français, soumis d’avance aux volontés du roi de France.

Le camérier logeait au premier étage de la tour du Pape, dans une salle qui n’a pas encore été restaurée. Noire, poussiéreuse et cloquée, elle fait peine à voir. On s’étonne qu’elle soit ouverte à la visite, si ce n’est pour évoquer les sombres heures du château, qui glissa peu dans l’oubli après le départ des papes et l’installation de leurs légats puis vice-légats. Théâtre d’affrontements et de massacres à la Révolution, le palais deviendra ensuite une prison puis une caserne.


Heureusement, la plupart des salles que l’on traverse sont dans un état de conservation meilleur que la chambre du camérier. Sur la salle du Consistoire s’ouvre la tour Saint-Jean, érigée face aux jardins dont il reste quelques vestiges. Elle abrite deux magnifiques chapelles édifiées l’une au dessus de l’autre, peintes à fresque par Matteo Giovannetti. La première est dédiée à saint Jean-Baptiste et saint Jean l’Evangéliste, la seconde à saint-Martial. Ce sont des bijoux de l’art du Trecento, dont il reste peu de témoignages, surtout en France. L’or et l’argent des papes sont depuis longtemps retournés à Rome, dépensés ou disparus, mais les trésors de pigments et de plâtre demeurent.
Bien que la chapelle ait un peu souffert, les fresques permettent toujours de suivre les épisodes de la vie des deux saints. Le style de Giovannetti est un mélange de naturalisme et de stylisation élégante. Les figures sont expressives, les physionomies individualisées. Peintes vers 1348, deux ans après celle de saint Martial, elles font une place plus grande à la nature, ce qui permet d’harmoniser les différentes scènes du plafond et des parties hautes des murs. Matteo Giovannetti a également appris à domestiquer un espace exigu et compliqué, percé de fenêtres sur trois côtés, ouvert d’une porte sur le quatrième. Il met à profit l’espace réel – l’ébrasement de la fenêtre à gauche de la porte - pour créer une illusion de profondeur dans l’espace peint – donc feint. L’édicule où se déroule la décollation de saint Jean-Baptiste repose sur un pilier que le peintre place sur l’arête du mur séparant l’ébrasement de la fenêtre de la paroi contigüe, soit au point le plus proche du spectateur. Associé à un essai de perspective géométrique, ce procédé produit chez le spectateur l’impression que l’air circule sous le portique, la colonne étant réellement en avant par rapport au reste de la fresque. En outre, Giovannetti met à profit cet espace anguleux pour renforcer l’intensité dramatique de la scène en isolant saint Jean-Baptiste et son bourreau, séparés de la foule par le double obstacle visuel du pilier et physique de l’angle formé par le mur. D’une scène à l’autre les attitudes et les gestes se répondent, du baptême du Christ par saint Jean-Baptiste au prêche de saint Jean l’Evangéliste. Les visages et les éléments de la nature tirent leur véracité d’une même observation attentive du monde qui entoure le peintre.


Devant la modernité des fresques du palais des papes, on prend brutalement conscience des conséquences radicales de la peste noire de 1348 dans le domaine des arts. Cinquante ans ont été littéralement perdus, effacés, des maîtres comme Giovannetti ayant été nombreux à succomber à la maladie, les survivants hésitant qui plus est à voyager. La pensée, le commerce, les avancées techniques et artistiques ont été considérablement freinées durant la seconde moitié du XIVème siècle. Il faudra attendre le début du Quattrocento pour que les recherches sur l’imitation de la nature et la perspective reprennent…différemment. Impossible de savoir quelles voies auraient empruntées les peintres que l’épidémie a emportés, si une Renaissance plus décorative que mathématique se serait imposée en Italie. La Renaissance cristalline et géométrique de Masaccio ou de Piero della Francesca et le sinueux Gothique International de Gentile da Fabriano et Pisanello descendent tous les deux des fresques de Matteo Giovannetti.

Peintre originaire de Viterbe, Matteo Giovannetti est décrit dans les documents de l’époque comme « peintre du pape ». Responsable de plusieurs chantiers parfois menés simultanément, présent à Avignon pendant plus de deux décennies dès l’été 1343, il semble avoir bénéficié d’un statut à part et joué un véritable rôle de maître d’œuvre, surveillant le travail et le salaire des autres peintres. Il suivra ensuite Urbain V à Rome, lors du retour avorté de la papauté en Italie et réalisera des décors au Vatican, avant de disparaître des archives. Outre les deux chapelles, on lui attribue en Avignon le décor de la Grande Audience dans le palais neuf, dix-huit prophètes sagement alignés deux par deux sur un fond bleu nuit, leurs phylactères flottant au vent. Giovannetti avait peint sous ce voûtain un Jugement Dernier, malheureusement disparu au XIXème siècle. Il est également probable qu’il ait participé à certains décors de la chambre du cerf, revue des chasses plus ou moins nobles pratiquées à l’époque, qui témoigne de l’éveil d’un intérêt nouveau pour la représentation de la nature. Dans la chambre du pape voisine, des cages à oiseaux ouvertes sont peintes en trompe-l’œil sur les ébrasements des fenêtres qui donnent sur les jardins. Les autres parois sont ornées de rinceaux de chêne et de vigne dans un esprit géométrisant que l’on attribue à un atelier français.


Le souvenir du peintre favori de Clément VI s’attarde également dans le Grand Tinel – du bas latin tina, le tonneau –, gigantesque salle de réception dont il sema le plafond d’étoiles d’or sur fond bleu, décor de toile hélas disparu au XVème siècle. Situé au-dessus de la salle du Consistoire, dans le palais vieux de Benoît XII, organisé autour d’un cloître, cet espace est à la mesure du pouvoir papal. Il rivalise par ses dimensions avec la chapelle du palais neuf, longue de 52 mètres et haute de 20, si grande que Viollet-le-Duc proposa d’en faire une cathédrale. Le pape mangeait seul, sous un dais. Aucun autre convive n’avait le privilège de se servir d’un couteau. Par crainte d’un empoisonnement, tous les plats étaient goûtés au préalable, et l’on déposait sur la table du pape la proba, une branche de corail en forme d’arbre à laquelle étaient suspendues des pendeloques – dents de nerval et de requin, silex,… – appelées langues de serpent et censées s’agiter en présence d’un venin…

A l’arrière du Grand Tinel on accède à la tour des cuisines, dont le vertigineux dôme conique, qui semble ne jamais vouloir s’achever, faisait office de hotte. Elle jouxte la tour de Trouillas, utilisée un temps comme prison et sujet de diverses gravures sinistres au XIXème siècle.

Enfin, même en plein hiver, le visiteur ne saurait quitter le palais sans grimper sur la terrasse au-dessus du portail d’entrée. Balayée par le vent, elle offre une large vue sur la ville, le Rhône et le pont Saint-Bénézet qui continue de braver le Rhône comme une ruine inachevée.

1. Matteo Giovannetti, chapelle Saint-Martial, "Résurrection du bourreau du Duc Etienne par saint Martial (1344-45), copyright éditions Gaud.
2. Ruelle derrière le palais des papes.
3. Cour du palais neuf de Clément VI.

4. Cloître du palais vieux de Benoît XII.
5. Vue des toits du palais neuf depuis la terrasse, au sommet de l'aile des dignitaires.
6. Le Grand Tinel.

jeudi 25 mars 2010

Un voyage en Ecosse...


Un nouveau venu a fait son apparition dans les liens à droite : le bouton "Un voyage en Ecosse", carnet de voyage au pays des tourbières et des moutons illustré par Lorenzo et écrit par moi-même, publié aux Editions La Follia.

Lorenzo sera en dédicace ce samedi à Rueil Malmaison et se fera un plaisir de vous faire une gribouille de sa blanche main.

Pour en savoir plus et voir le beau diaporama des premières pages du livre, cliquez sur le bouton...

dimanche 21 mars 2010

Meijer de Haan, un maître redécouvert


Ce n’est pas tous les jours qu’on redécouvre un bon peintre, injustement aspiré par les tourbillons de l’histoire. C’est ce que nous offre le musée d’Orsay jusqu’au 20 juin 2010 en consacrant une expo à Meijer de Haan (1852 – 1895), fort à propos sous-titrée « le maître caché ». Il s’agit de la première exposition jamais consacrée à cet artiste néerlandais contemporain de Monet, Seurat, Pissarro ou Toulouse-Lautrec. Ni second couteau ni Van Gogh au petit pied, Meijer de Haan fascine par sa compréhension fulgurante de la leçon de Gauguin et l’assimilation personnelle qu’il en fait, malgré la brièveté de sa carrière française.

Arrivé à Paris à l’été 1888 après s’être fait un nom à Amsterdam dans un style réaliste inspiré de l’histoire juive, chargé de réminiscences de Rembrandt, Ter Borch et Vermeer, Meijer de Haan semble quitter définitivement la France au printemps 1891 et ne plus avoir peint par la suite.
Dans l’intervalle, soit en moins de trois ans, il abandonne un faire lisse et minutieux, les préparations sombres et les clairs-obscurs pour des formes simplifiées et cernées, des couleurs franches, une touche vibrante. Absente ou manipulée, la perspective révèle son intérêt pour les estampes japonaises. La qualité de sa nouvelle manière, Meijer de Haan la doit à son solide bagage technique qui lui permet d’apprendre vite et à ses stimulantes fréquentations. Il vit un temps chez Théo Van Gogh, marchand d’art qui s’efforce de faire connaître l’oeuvre des impressionnistes, de Gauguin et de son frère Vincent. De Haan accède ainsi à toute la diversité de l’avant-garde parisienne. Il rencontre Pissarro et Gauguin, et peint avec ce dernier à Pont-Aven entre août 1889 et octobre 1890. Le contact de Gauguin est bénéfique. Les quelques comparaisons que l’expo permet de faire entre les toiles de Gauguin et celles que de Haan peint d’après le même motif ne sont pas au davantage du second. Ses tableaux témoignent d’une peinture charpentée, dont la structure ne fond pas au contact de la couleur pure mais au contraire l’exalte.

Les toiles manquent pourtant, notamment celles de la période parisienne, dont l’expo montre un très beau portrait dessiné de Théo Van Gogh, avec qui de Haan continuera de correspondre. Il ne nous reste qu’une quarantaine de tableaux de Meijer de Haan, dont une grande part se trouve en mains privées.

Le matériel photographique aide alors à combler les blancs, à reconstituer l’environnement de Meijer de Haan : les moulins de Pont-Aven qui s’appuient sur les rochers polis par la rivière, Le Pouldu, la plage des Grands Sables, très pentue, où les enfants s’amusent à se laisser glisser, la solitude de la maison dressée au bord de la falaise, les coiffes de coton bien blanc qui tranche sur le velours noir des costumes, l’atelier qu’il loue d’abord avec Gauguin face à la mer…Premier ailleurs, le plus abordable pour ces peintres fauchés qui vendent peu et mal, la Bretagne semble avoir été pour Meijer de Haan à la fois un refuge et une terre d’expérimentations. Avec Gauguin toujours, il décore la salle à manger de l’auberge où ils se sont installés, « la buvette de la Plage », tenue par Marie Henry, hôtesse si jolie qu’on la surnomme « Marie Poupée ». Dans cette salle à manger la peinture est souveraine, s’attaque à tous les supports, toiles, bois, plâtre…même les fenêtres se transforment en vitraux. Le primat du décoratif sur la narration, le caractère proliférant de ces ornements et la liberté qui semble avoir présider à leur création rappellent d’autres foyers d’artistes, comme Bloomsbury dans le Kent où peintres, écrivains et économistes se retrouveront vers 1915 autour de Duncan Grant et Vanessa Bell, sœur de Virginia Woolf. Cette démarche d’art total privilégiant des formes simples n’est pas sans évoquer certains préceptes de l’Art Nouveau, qui émerge un peu partout dans les villes d’Europe autour de 1900.

Puis brusquement, en octobre 1890, Meijer de Haan quitte la Bretagne. On suppose des raisons financières, mais ça ne paraît pas suffisant, d’autant qu’il laisse une Marie Henry enceinte de ses œuvres et qui accouchera seule de leur fille Ida en 1891. Il avait fait d’elle un peu plus tôt un magnifique portrait intitulé Maternité, tandis qu’elle allaitait son premier enfant, dans une pose rappelant la Vierge dont elle porte le prénom.
Jusqu’au printemps 1891 Meijer de Haan s’attarde à Paris où il prend part au banquet d’adieu organisé pour Gauguin en route vers Tahiti. De Haan lui n’embarque pas pour les îles, renonce à l’atelier des Tropiques. Privé de son compagnon de chevalet, de l’amitié et du soutien de Théo mort le 25 janvier 1891, six mois après son frère Vincent, Meijer de Haan a dû tomber la plus affreuse solitude. Sa vie alors se perd dans l’ombre. On sait qu’il retourne à Amsterdam pour y mourir quelques années plus tard, en 1895. Ne reste alors de lui qu’un atelier recouvert de sombres boiseries, parsemé de moulages d’œuvres classiques, où trône un fauteuil qui essaie de rappeler ceux du siècle d’or hollandais. En contemplant tout cela, le peintre malade a pu sentir que le temps passé, déposé ici en fine poussière, ne s’était peut-être pas écoulé tout à fait en vain. Mais les toiles qui témoignaient de sa nouvelle manière étaient dispersées, perdues, oubliées sans doute en Bretagne, si loin.

Toutes ses œuvres de la période bretonne demeurent en effet chez Mary Henry jusqu’à sa mort en 1959, date à laquelle Ida les vend, sans que cela suscite l’intérêt des musées. L’expo fait rapidement allusion à ses efforts pour promouvoir le travail d’un père inconnu et partout visible, de la salle à manger peinte aux rivages du Pouldu.

Espérons que l’exposition du musée d’Orsay suscitera de nouvelles recherches et que progressera notre connaissance de ce peintre météore, dont la carrière française tient dans le laps de temps qui suffit à Vincent Van Gogh pour finir son œuvre, d’Arles à l’asile de Saint-Rémy, de la Provence à Auvers-sur-Oise. Caprice de l’histoire, les deux amis hollandais de Gauguin ne se rencontrèrent jamais.

Illustration : Meijer de Haan, Autoportrait sur fond japonisant, 1889-1890, Fondation Triton, Pays-Bas (copyright Collection triton Foundation).