dimanche 29 mars 2009

La brevità de Titien

Parmi les chefs d’œuvre archi-célèbres de la National Gallery de Londres, il en demeure quelque uns qui, plus discrets, n’en sont pas moins fascinants. La Mort d’Actéon de Titien est de ceux-là.


La Mort d'Actéon, NG de Londres

Dans ce tableau, tout plaide pour une datation tardive : la manière ample et lâchée, qui laisse apparaître des coups de pinceaux de couleur pure, même au premier plan ; la gamme de tons restreints baignant la toile dans une crépusculaire lumière dorée ; la thématique, assez sombre, proche du Supplice de Marsyas, de même facture et daté des années 1570-1576, à l’extrême fin de la vie de Titien.

Le Supplice de Marsyas, Kremsier

La Mort d’Actéon est donc vraisemblablement une des dernières « poesie » de Titien, série de tableaux mythologiques commencée dans les années 1555 pour Philippe II, devenu roi d’Espagne suite à l’abdication de Charles Quint. Dans cet ensemble, Titien fait la part belle aux nudités féminines tout en s’écartant de la lettre du texte, les Métamorphoses d’Ovide.

Titien semble chercher à démontrer l’Ut pictura poesis* du poète Horace, citation qui cristallise à la Renaissance le débat sur la dignité de la peinture. Permet-elle d’exprimer des concepts avec la même finesse que l’écrit ? Pour les peintres, l’enjeu est de taille : démontrer que la peinture est cosa mentale, et le peintre plus qu’un artisan habile, un gentilhomme subtil. Les portraits que Titien nous a laissés de lui, de même que son amitié pour l’Arétin, poète luxurieux et épistolier redoutable, suggèrent que, comme Léonard de Vinci, c’est ainsi qu’il se voyait, et ainsi qu’il était reconnu dans toute l’Europe**.


Autoportrait, c. 1566, Prado, Madrid

La Mort d’Actéon est à la fois un pendant du sensuel Diane et Actéon, qui offre à la contemplation du spectateur, voyeur impuni, le corps nu de la déesse et de ses compagnes, et une réinterprétation sombre de cet épisode mythologique.

Diane et Actéon, 1556-1559, National Gallery, Edimbourg

Diane, gigantesque au premier plan, brandit son arc en direction d’Actéon, déjà à demi changé en cerf, assailli par ses chiens. L’eau dont elle est censée l’asperger ne figure qu’au second plan, simple élément du paysage. Les nymphes ont disparu, Diane ne découvre plus qu’un sein, pour mieux frapper sa proie, telle une Amazone. Titien peint une mise à mort, une chasse de l’homme par la déesse.
Ce faisant il s’écarte de la lettre du texte pour mieux en retranscrire l’esprit farouche, Diane regrettant de ne pouvoir décocher une flèche à Actéon. Le caractère vengeur de la chasse est accentué par la position de Diane, de profil le bras en extension, comme l’Apollon du Belvédère, que Titien a pu voir lors de son voyage à Rome en 1545***. Le dieu à la lyre est aussi celui du châtiment, qui met à mort les Niobides ou le géant Tityos qui tente de violer Léto, sa mère.

Or cet arc est curieusement dépourvu de flèche. Toute la composition, organisée autour d’une diagonale descendante Diane /Actéon, vise à rendre clair que la métamorphose d’Actéon est l’œuvre de Diane. Pourtant son arc semble inoffensif.

Puisqu’il n’y a pas de flèche, et que malgré tout Actéon est transformé en cerf, c’est donc que la puissance de la déesse se manifeste d’une autre manière. Et il semble que ce soit par le regard même de Diane. Ce regard qui, selon les théories visuelles médiévales issues de Platon et des Pères de l’Eglise, émet un rayon. De l’œil - rayon à l’œil-flèche il n’y a qu’un pas, que cet arc sans flèche nous incite à franchir. Cette flèche invisible, par laquelle la transformation d’Actéon arrive, est davantage qu’un projectile de chasse ou que l’instrument de la chasteté vengée. Elle symbolise également l’aiguillon de la passion, qui met à mort Actéon plus sûrement que ses chiens.

Cette assimilation de l’amoureux éconduit à un cerf harcelé par une meute de chiens se trouve notamment chez Pétrarque et Boccace. Le génie de Titien est d’avoir rendu compte de toute la densité du texte, de l’enchevêtrement des différents niveaux de sens, en une toile que le regard embrasse d’un seul mouvement.
Cette « brevità », concision de la peinture qui concentre dans l’espace de la toile la substance du texte, démontre magistralement la dignité du peintre.


Vénus et Adonis, 1553-1554, Prado, Madrid


Loin d’Adonis, le mortel adoré par Vénus, Titien, prenant pour sujet central du tableau la mort tragique d'Actéon, invite à une relecture pessimiste et désenchantée du mythe, mettant en évidence les affres du désir non partagé et la cruauté des dieux.


* « Il en sera de la peinture comme de la poésie»

**Charles Quint l’anoblit en 1533 : Titien devient comte palatin et chevalier de l’éperon d’or.

***La citation de sculptures antiques n’est pas étrangère à Titien : la pose de Vénus dans Vénus et Adonis, dérive d’un bas-relief dit du Lit de Polyclète.

dimanche 15 mars 2009

Mangareva : Fureur et passion des missionnaires, vitalité des « idoles »


La petite expo du Musée du quai Branly « Mangareva, Panthéon de Polynésie » est exceptionnelle à deux titres. Tout d’abord parce que la plupart des pièces, qui appartiennent à des institutions religieuses, ne sont que très rarement visibles. Ensuite et surtout parce qu’il ne reste que la douzaine d’objets exposés (« idoles », tambour, support à offrandes, insignes de devins) pour témoigner de la culture et des croyances mangaréviennes antérieures à l’installation des missionnaires dans l’archipel des Gambier.


Le dieu Rao, copyright musée du quai Branly/Hughes Dubois

Arrivés en 1834, les pères de la congrégation des Sacrés Cœurs de Picpus s’emploient avec une ardeur farouche à sauver les âmes des indigènes, éradiquant toutes les manifestations de leur religion. A leur tête, le père Laval organise des bûchers d’idoles, comme ailleurs en Océanie. Le greffon de la foi catholique prend d’autant mieux que Laval instaure un système théocratique, qui offre donc des similitudes avec l’organisation traditionnelle de Mangareva. La religion demeure la clef de voûte, mais Dieu le Père a détrôné Tangaroa –mea*. Une nouvelle ère, chrétienne, débute pour l’archipel. Aujourd’hui, la richesse du patrimoine religieux est même devenue un argument touristique, au même titre que les eaux limpides du lagon.

L’exposition du Quai Branly, qui sera visible au Musée de Tahiti cet été, permet de redonner quelques couleurs à ce passé évaporé, dissipé aussi vite que la fumée des autodafés, en deux ans à peine. Peut-elle suffire à renouer le fil d’une histoire qui a subi un radical changement d’orientation ? On aimerait savoir ce que les mangaréviens en pensent. Iront-ils à Tahiti, distante de 1700 km, voir l’expo ? L’effort de mémoire est en tout cas louable. Il est tristement fascinant de penser que tout ce qui subsiste d’une culture tient dans l’espace intimiste de la Galerie Est du Quai Branly. Une vie entière dans une boîte d’allumettes.


Le dieu Rongo, copyright musée Henri Martin de Cahors

Un peu plus qu’une boîte pourtant, car pendant la trentaine d’années qu’il passa sur l’île, le père Laval compila des informations sur les dieux, les mythes et légendes, les chants et les croyances, bref sur toutes les manifestations de cette culture qu’il était en train d’éradiquer.
Cette démarche rationnelle et scientifique, digne d’un anthropologue - les écrits de Laval demeure la principale source de connaissance de la culture de Mangareva - contraste fortement avec l’image des autodafés, qui évoque ceux de l’Inquisition ou les bûchers des vanités orchestré dans la Florence de Savonarole.

Leur survie, les « idoles » de l’exposition ne la doivent pas au père Laval, mais au père Garet, qui les considéra comme des trophées d’une victoire sur le paganisme et les envoya pour partie à Louis-Philippe, et pour partie au pape. Les missionnaires de la London Missionary Society envoyèrent eux aussi des « prises de guerre » analogues en Angleterre.

Au-delà du caractère exceptionnel de cette exposition, c’est l’étrangeté des pièces qui pique la curiosité du visiteur.


Le dieu de l'arbre à pain, Tu, envoyé en France par le père Garet avec d'autres "idoles", accompagnées d'une liste les identifiant (d'où le "n°1" peint sur le ventre )

La statuaire de Mangareva détonne dans la sphère Polynésienne et plus largement Océanienne. Si la stylisation des visages, notamment la ligne horizontale de l’arcade sourcilière et le nez droit proéminent, rappelle les moai de pierre de Rapa Nui, le canon naturaliste paraît quelque peu insolite, de même que le modelé doux du corps ou le léger fléchissement des jambes, qui atténue la frontalité en dynamisant la figure.

Ces statues de divinités semblent avoir été vêtues d’une jupe de fibres végétales, coiffées d’un turban, et placées sur des plateformes sacrées** en compagnie de leur(s) épouse(s).
Tangaroa, en tant que puissance créatrice du ciel et de la terre, de la lumière et de l’obscurité, fait partie des « dieux sans commencement », et n’était pas représenté. Les statues sont celles de ses fils, dieux principaux liés à la fertilité. Tu est le dieu de l’arbre à pain, nourriture principale de l’île, Rongo celui de l’agriculture et de la pluie.

Or toutes les statues présentes, hormis cette du dieu Rao, très stylisée mais probablement antérieure de plusieurs siècles, ont la même apparence de garçonnet. Seule celle du dieu Tu, dotée de quatre jambes, peut-être pour évoquer les racines de l’arbre à pain, déroge un peu à ce schéma, bien que l’aspect général demeure identique.

Plus qu’à des effigies des dieux ces statues s’apparentent ainsi davantage à des représentations au sens le plus restreint, celui de rendre présent. La figure, l’aspect du dieu importent peu. C’est son mana, ici sa puissance de fertilité, qui est rendu manifeste, sous la forme d’un jeune enfant. Les vêtements qui l’habillent sont avant tout des liens qui entravent le mana, cette capacité d’action sur les choses d’origine divine, afin qu’il soit utilisé au profit des hommes***. Le naturalisme de ces statues n’évacue pas la dimension symbolique, présente d’un bout à l’autre de la Polynésie. Au contraire, il la renforce par la puissance de vie qu’il donne à la statue, effet rendu ailleurs (Hawai, Rapa Nui) par un regard pénétrant. La dissonance entre stylisation du visage sans regard et naturalisme du corps semble ainsi se résoudre.




Support à offrandes, copyright musée du quai Branly/P. Gries/B.Descoings

Cette dissonance est présente, à un niveau différent, dans le support à offrandes. Il est constitué d’une association de volumes abstraits d’où s’élancent une couronne de bras, où étaient suspendus instruments de musique, noix de cocos gravées et autres cadeaux offerts à la divinité, dans l’espoir qu’elle apporte santé, fécondité des femmes, fertilité des plantes, pêches abondantes,..Cette irruption métonymique de la figuration symbolise ici avec force le geste de l’offrande, la relation d’échange entre les mangareviens et leurs « idoles ».

Il paraît ainsi artificiel de séparer les statues des autres objets de culte, tous étant à des degrés divers investis du mana, des tambours qui font entendre la voix des dieux aux étoffes d’écorce nouées aux bâtons des devins, qui portent le même nom que la divinité et étaient dressées sur le marae lors des cérémonies.



*Parenté évidente avec le Tangaroa de Rapa Nui. Sans parler panthéon polynésien, de nombreux dieux ou mythes se retrouvent d’une île à l’autre, sous différentes variantes.

** les marae, structures communes à toute la Polynésie, et appelées ahu à Rapa Nui.

***c.f. S. Hooper, Polynésie, Arts et Divinités 1760-1860, RMN/ Musée du Quai Branly, p.37 sqq.

mardi 10 mars 2009

Jour d'expo

Il pleut, il reste encore deux mois à tenir avant les ponts du mois de mai et vous ne pouvez même pas passer le temps en lisant le nouvel article que j'ai écrit parce que... bah...il est pas encore écrit (cette semaine sans faute)...la vie est vraiment une porca putana...

Pour vous consoler, allez donc faire un tour sur "jour d'expo" où des conférencières émérites proposent de vous éclairer de leurs lumières de temps d'une expo...

dimanche 1 mars 2009

Le Colisée carré (« il colosseo quadrato » comme dirait Dante)

Le "vrai " colisée, oeuvre des empereurs Flaviens (80 ap JC)

Les voyages d’affaires sont appelés ainsi par opposition aux voyages d’agrément : tout est dit. Seule consolation pour celui qui les entreprend, être autorisé, voire incité, à prendre un taxi, afin de rejoindre au plus vite son bureau d’adoption.
L’employeur sait qu’ainsi son collaborateur arrivera aussi frais et dispos que le poisson à la criée, prêt à travailler –et hop ! dans la poêle. Ce qu’il n’a en revanche pas besoin de savoir, c’est que le voyage en taxi – car c’en est un – peut s’avérer dépaysant.
Encore faut-il réunir deux conditions : tomber sur un chauffeur passablement loquace, très amoureux de sa ville et baragouiner soi-même un peu la langue du coin.


Le colisée vu de l'intérieur, sans Bruce Lee ni Chuck Norris, mais avec les structures souterraines de l'arène.

Tout récemment j’ai ainsi eu droit au « giro turistico » de Rome pour le prix de la course normale, l’ennuyeux aéroport-bureau. Et honnêtement, même si ça avait été quelques euros plus cher, « chi se ne frega ? »*

D’emblée le chauffeur me tutoie, tout en s’excusant toutes les deux minutes de ne pas parvenir à me vouvoyer. Je suis donc bien en Italie. Il faut quand même attendre d’avoir dépassé le no man’s land de l’aéroport de Fiumicino (dont maintes valises ne sont jamais revenues) pour en être sûr.
Alors, annoncée par les tonalités rouge brique et vert sombre des constructions, la campagne romaine fait timidement son apparition. Les pins parasol font leur entrée, identiques à ceux peints par Fragonard, Hubert Robert et plus tard Valenciennes. Malheureusement, cela fait belle lurette qu’ils n’ombragent plus des fabriques ou des bergers et leurs troupeaux. Ils se sont réfugiés sur les étroites bandes de gazon qui séparent l’autoroute des zones industrielles et des bureaux.


La coupole de Saint-Pierre

Dessins d'églises, Léonard de Vinci, manuscrit B c.1489


L'alternance monotone d'hôtels et de stations-services est tout à coup brisée par un dôme appuyé sur un volume cubique, qui émerge d’un bosquet. Surgissent alors les églises à plan centré de la Renaissance, comme la toscane Montepulciano, les dessins de Léonard, l’adaptation du plan à Saint-Pierre et la diffusion du modèle de l’église à coupole d’un bout à l’autre de Rome et jusqu’au Nouveau Monde.

L'église San Biagio à Montepulciano,
par Antonio da Sangallo l'Ancien
(copyright F. et Y. Pauwels-Lemerle, L'architecture à la renaissance, "tout l'art", Flammarion)
Cette simple superposition de volumes porte en elle toute cette histoire, qui se jette sur le passager, l’assaille et se retire en un instant, si vite évanouie dans le rétroviseur.

Les coupoles de Rome depuis la Villa Médicis

Elle laisse place à plus grand et plus dérisoire, le fameux Palais de l'Etat et du Travail érigé par Mussolini à la gloire du génie italien, toutes disciplines confondues. Le chauffeur m’apprend que toute la zone fut construite en prévision de l’Exposition Universelle de Rome qui aurait dû avoir lieu en 1942. Edifié sur une butte qui domine un parc d’attractions désaffecté, le Colisée Carré, comme on le surnomme, n'attire pas les foules. Il a un air de statue d’autoroute, ou de ruche géante avec des arches en guise d’alvéoles. Six en vertical pour les six lettres du prénom Benito, et neuf en horizontal pour les neuf lettres de…Mussolini, toujours selon le taxi. L’explication manque suffisamment de subtilité pour être vraisemblable.

Le "colisée carré", 1942, par les architectes Guerri, Lapadula et Romano

C’est un monument mythique au sens étymologique : souvent reproduit dans les livres d’histoire, voire d’histoire de l’art, mais jamais vu, ou si mal, si vite depuis la bretelle d’autoroute. C’est également un anti-colisée, qui exalte la gloire d’un homme sous couvert de louer le génie d’un peuple.

Parfois l’urbanisation effrénée fait bien les choses, en créant des limbes architecturaux qui tiennent lieu d’exemple à tous les Mussolini au petit pied : voilà le sort que la postérité réserve à leurs rêves de grandeur.

La voiture continue sa course, et Rome, la vraie, se rapproche. Nous dépassons d’abord Saint-Paul-hors-les-Murs, puis les restes du mur d’Aurélien. Soudain le taxi déboule sur une route qui fait face aux jardins Farnèse, au sommet du Palatin. « Voilà l’endroit où Rome est née, l’endroit où Romulus et Remus ont bu le lait de la louve ! », s’exclame inopinément le chauffeur.


Le pouvoir de Rome, c’est cela : même sur la banquette d’un taxi, en route vers une boîte mails qui déborde et des piles de dossiers, on est sur le Mont Palatin avec les jumeaux de Rhéa Silvia et du dieu Mars…
Et cela justifie tous les voyages supposément d’affaires, bien mieux que les synergies imaginaires.


La louve du Lupercal allaitant Romulus et Remus (la louve est antique, du VIème avt JC, mais les marmots datent du XVème)

Les chauffeurs de taxis sont les véritables portes des villes modernes, pas les panneaux muets à l’entrée du périphérique, ni les moignons de briques fondues qu'enserrent les boulevards romains.


Finalement la course n’est pas si chère, même quand il n’y a pas un dispendieux patron pour payer la note de frais.


* en (mauvais) français : « on s’en tape ! »


Le colisée, et un authentique gladiateur.

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