dimanche 28 février 2010

Zoran Music à la galerie Claude Bernard



Zoran Music, qui aurait eu 101 ans cette année, est à l’honneur un peu partout en Europe : après l’exposition de Bourg-en-Bresse, en même temps que celle de Venise (Istituto Veneto) et avant celle organisée à Ljubljana (Slovénie), la galerie Claude Bernard présente à Paris une quinzaine de toiles et aquarelles où vues de la lagune vénitienne et façades de palais ne le cèdent en rien aux portraits et autoportraits.
L’occasion rêvée de découvrir cet immense peintre ou de mieux connaître son œuvre.

Quand Zoran Music naît en 1909 la Slovénie qui lui rend hommage aujourd’hui est bien loin d’exister. C’est un sujet de l’empereur austro-hongrois qui voit le jour à Gorizia*, petite ville toute proche de la frontière italienne, dont les habitants parlent souvent plusieurs langues, le slovène mais aussi l’italien ou l’allemand.

A cette jeunesse multiculturelle succède une vie d’adulte nomade, guidée par les chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art, de Zagreb à Vienne et de Prague à la Castille. Né au carrefour de plusieurs civilisations, Zoran Music a juste le temps d’assimiler toutes ces cultures et de découvrir Venise, ultime creuset, avant d’être arrêté par la Gestapo en 1944 et envoyé à Dachau.

Parmi la mort quotidienne et les cadavres qui s’amoncèlent en tas gris omniprésents, Zoran Music prend peu à peu conscience qu’il est et demeure un artiste. Il observe la pâleur des corps, la finesse de la peau parcheminée, les derniers frissonnements avant la rigidité finale. Ces corps deviennent ses modèles, rapidement croqués sur de petits bouts de papiers subtilisés, dans une infirmerie mouroir délaissée par les gardes, où Music lui-même échappe comme il peut au typhus. Dessiner est son unique but, son obsession, une activité frénétique.
Dans le monde clos du camp, l’insoutenable devient peu à peu supportable, normal. Les mourants qui agonisent et deviennent un instant plus tard des corps inertes privés de vie forment une nouvelle catégorie, à cheval entre l’être et la chose. Ces cortèges de morts silencieux pèsent de tout leur poids sur les bases de la civilisation qui, à l’extérieur, continue de faire semblant. En portant la lumière jusque dans les moindres recoins, la paix retrouvée révèlera les fêlures, les balafres et les plaies mal refermées d’une civilisation défigurée.

Music retrouve lui aussi la lumière, retourne peindre à Venise. Mais tous les corps qu’il a dessinés ou vus partent avec lui, l’empêchant de reprendre son travail exactement là où il l’avait laissé. Il dira plus tard que son expérience de la mort a modifié son expérience de la vie, que sans Dachau il aurait été un peintre purement figuratif. Music se concentre à présent sur l’essence des choses, ces paysages dalmates ou siennois immuables, dont les collines parcourues de sillons évoquent pour lui les cages thoraciques de gigantesques corps émaciés.
Après avoir été un thème en sourdine de l’œuvre de Zoran Music, les morts de Dachau reviennent de façon directe, frontale, dans la série de dessins et de toiles Nous ne sommes pas les derniers (1970-1976). Une façon pour Music de rappeler que la barbarie est toujours là, qu’elle attend partout aux portes de la civilisation.



La galerie Claude Bernard n’expose pas les travaux de Music mettant en scène ces cadavres échappés des camps, mais d’autres thèmes, qui créent avec les images de mort un mouvement de flux et reflux, des palais vénitiens et des autoportraits aux charniers, tous fragiles et sans épaisseur, au gré du ressac de la mémoire de Music, qui tour à tour enfouit et fait ressurgir ses souvenirs.

Dans ses portraits ce sentiment de présence absence est renforcé par la raréfaction de la substance picturale, réduite à quelques glacis. La toile reste par endroits visible, comme en réserve, quelques traits sombres soulignent de manière allusive certains contours : Music dessine ses portraits autant qu’il les peint.

Mais il s’agit en fait peut-être davantage d’une apparition que d’une disparition. Zoran Music aimait évoquer la sensation qu’il éprouvait en entrant dans une église, quand les objets et les décors émergent peu à peu de l’obscurité, comme les mosaïques à fond d’or de Saint-Marc palpitant dans la pénombre.
De cette expérience naissent ses façades de cathédrale, seuil entre l’extérieur et l’intérieur, la clarté aveuglante et l’obscurité caressante. Dans ses portraits, les visages et mains mis en valeur par quelques touches de blanc jetées nerveusement se détachent sur le fond noir, fonds d’or inversé de ces églises dalmates qu’il découvrit dans sa jeunesse. Ses autoportraits et ceux qu’il peint de sa femme Ida ont la présence irréelle et insistante des saints byzantins.



Ses vues de Venise sont faites de larges jus opaques aux tons rabattus et mélancoliques, où portes et fenêtres des palais lévitent sur des façades sans poids ni épaisseur. Quand elle n’est pas absente, la perspective n’ouvre que sur la répétition du même, la frontalité identique d’un second palais aperçu par l’ouverture d’un sottoportego. Des silhouettes apparaissent parfois aux fenêtres, dans l’embrasure des portes, imprécises comme des figurants de théâtre. Nulle échappée vers le ciel ou la terre : le fonds du tableau demeure façade, décor. Une façade décrépite où la touche visible par endroits suggère les boursoufflures et les cloques de l’enduit. Zoran Music retient des palais vénitiens leur fragilité, le soleil qui les efface plus sûrement encore que la nuit. Les vues plus larges, du canal de la Giudecca, du moulin stucky, conservent cette imprécision, ce flou né de la minceur de la couche picturale, du mélange des teintes et du dessin allusif.


De même que dans la pénombre des cathédrales ou de la basilique Saint-Marc on distingue peu à peu les visages des saints et des apôtres, dans l’obscurité de la mémoire de Zoran Music les visages et les paysages émergent petit à petit dans leur vérité. C’est de ce processus que rendent compte ses toiles et ses aquarelles.

*Gorizia est actuellement traversée par la frontière italo-slovène.


Oeuvres:
1. Zoran Music, Doppio ritratto, 1990, h/t, photo Galerie Claude Bernard, J.-L. Losi, in Connaissance des Arts n°679
2. Zoran Music, Ritratto, 1996, h/t, photo Galerie Claude Bernard,J.-L. Losi
3. Zoran Music, Façade à Venise, 1983, h/t, photo Galerie Claude Bernard, in Connaissance des Arts n°677


Jusqu’au 20 mars
Galerie Claude Bernard
7-9, rue des Beaux Arts (6ème)
http://www.claude-bernard.com/exposition.php


Quelques écrits intéressants sur Zoran Music :

Zoran Music, corps et visages, textes de Philippe Dagen, galerie Marwan Hoss, février-avril 1997.
Zoran Music, textes et entretiens de Michael Peppiatt, Sainsbury Centre for Visual Arts, University of East Anglia, Norwich, février-avril 2000.




3 commentaires:

  1. Super de faire un article sur ce très grand peintre. C'est amusant: en regardant le boxeur de Bonnard, je me suis demandé si il n'y avait pas une filiation...

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  2. Je ne retrouve pas ce jeu de présence absence chez Bonnard...Le corps du peintre "boxeur" est certes chétif, mais il présent, maigre mais dense. Ses forces ne l'ont pas encore complètement quitté, soutenues par la volonté de se mesurer à l'adversaire invisible dans le miroir, l'autoreprésentation par le biais de la peinture.

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  3. Merci merci, très intéressant comme d'habitude (je ne connaissais ce peintre que de nom).
    Sinon à très bientôt (on va voir Lucian Freud ensemble?)

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